L'écran blafard de l'iMac a remplacé le
soleil cuivré de Chypre depuis un bon moment déjà... Je vous ai négligés amis lecteurs, ou plutôt il y a tellement de choses à écrire. Il faudrait plusieurs vies (en parallèle, sinon ça n'a pas d'intérêt). Je suis toujours étonné quand je tombe sur ces blogs où l'auteur nous narre son angoisse de la page blanche, vous savez ces petits messages où l'on vous dit en substance : «
Aujourd'hui je n'ai rien à écrire. Le vide complet. Le néant. Mais je prends quand même la peine de faire ce petit billet pour vous le dire...» Ah quel bonheur ! J'aimerais bien que ça m'arrive un jour, un seul, juste histoire de faire le vide... Donc, je vous ai tenus un peu trop longtemps en haleine avec cette histoire de Chypre, mais je vois dans les
commentaires que vous avez déjà commencé à dénouer les fils de l'énigme sur la Toile.
Revenons tout d'abord à cette
cipria, cette
poudre de Chypre dont me parlait Henriette Walter.
Jean-Marie nous donne d'Italie un indice précieux, puisé dans le
Gabrielli (le mot est toujours d'usage courant en italien) :
cípria : polvere finissima, di riso o d'amido, variamente colorata e profumata, per uso di toeletta. Nel 700 si usava quella bianca per spolverizzare le parrucche : il piumino della cipria... Polvere cipria, polvere di Cipro, con riferimento a Venere, condotta dagli zèfiri a Cipro dopo la sua nascita marina.
Je suis sûr que vous avez compris même si vous n'avez jamais appris l'italien. Elles sont tellement belles et proches toutes ces
cousines romanes...
En gros, le
Gabrielli nous dit que c'est une poudre de riz ou d'amidon colorée et parfumée de diverses manières, qui s'employait blanche au XVIIIe siècle pour poudrer les perruques. La
polvere cipria, poudre de Chypre, aurait été nommée ainsi en référence à Vénus, emmenée par les Zéphyrs à Chypre, en passant par Cythère, après sa naissance marine. Pour les chypriotes, elle est née à Chypre même, à Paphos, dans cette crique superbe dont je donnais la
photo l'autre jour -- mais c'est peut-être de la propagande touristique. Il faut reconnaître qu'il y a bien des variantes à cette histoire, comme dans la plupart des mythes greco-latins (voir
ici).
Dans la
Théogonie d'Hésiode, elle est fille d'Ouranos, et d'une manière bien cruelle, puisque les attributs virils de ce monsieur furent tranchés par son fiston, Cronos, et jetés dans la mer près du mont Eryx en Sicile. Titanesque. J'ai déjà eu l'occasion de parler des
enfants terribles de Gaïa et Ouranos : ça ne rigolait pas à l'époque chez les couples en instance de divorce. C'est Gaïa elle-même qui avait fourni le silex aiguisé (ou le couteau d'airain...). Aphrodite naquit de l'écume qui se forma autour des bourses (dé)chues, comme le rappelle son nom :
aphros c'est l'
écume de la mer. De là à dire qu'un
aphrodisiaque c'est ce qui vous fait monter l'écume...
Dans l'
Iliade, Homère la dit fille de Zeus et de Dioné (à lire
ici). Allez vous y retrouver... Mais la confusion est parfois génératrice de bonnes idées : cette dualité a inspiré Platon dans son histoire des deux amours, si vous avez quelques souvenirs du lycée. Il en parle ainsi dans le
Banquet :
Or, il y a deux Vénus, l'une ancienne, fille du Ciel, et qui n'a point de mère : c'est Vénus Uranie ou céleste ; l'autre plus jeune, fille de Jupiter et de Dioné : c'est la Vénus populaire. Il y a donc deux Amours, correspondant aux deux Vénus : le premier, sensuel, brutal, populaire, ne s'adresse qu'aux sens ; c'est un amour honteux et qu'il faut éviter.
Lisez
la suite, si vous la connaissez pas (on ne la montre pas trop aux enfants des écoles)...
Comme on le voit dans cette traduction de la fin du XIXe siècle, les latins identifièrent Aphrodite à Vénus. Mais elle reçut aussi bien d'autres noms, qui reflétaient les différents lieux associés à sa naissance et sur lesquels avaient été érigés des temples où elle était vénérée... Ah oui,
vénérée. Ça ne vous dit rien ? L'adoration d'un côté, les maladies de l'autre. Les deux proviennent du nom de Vénus, qui d'ailleurs se dit toujours
Venere en italien.
Érycine (ce n'est pas un antibiotique contre les maladies en question) pour le mont Éryx,
Cythérée pour Cythère,
Paphia pour Paphos, et bien sûr
Cypris pour Chypre... Nous y voilà. La
cipria, la poudre, non pas de Chypre, probablement, mais de Cypris. La poudre de beauté. Comme la
cyprine, le fluide féminin de l'amour dont je parlais l'autre jour... Beaucoup de gens m'ont dit qu'ils ignoraient ce mot. J'avoue qu'il n'est même pas dans la plupart des dictionnaires. Même le monumental
TLF ne mentionne que la pierre précieuse (une forme de
vésuvianite), dont le nom provient, quant à lui, du cuivre, dont certains sels sont de couleur bleue. Quelle injustice! Le nom de la sécrétion masculine est si courant ! Quelqu'un peut-il expliquer que l'écume de la femme, j'allais dire l'écume de la mère, n'ait pas de nom en français ?
Voilà le cuivre de retour... Et justement, tout le monde connaît le signe universel de la femme :
Les amateurs d'astrologie savent que c'est aussi le symbole de la planète Vénus. Ce que l'on sait moins, car la discipline se perd ces temps-ci, c'est que pour les alchimistes c'était aussi le symbole du cuivre. La boucle se ferme... Aphrodite la chypriote, Cypris, Vénus, la femme. Le bronze de Chypre, le cuivre. Et ce mot extraordinaire,
cyprine, qui met les deux étymologies en fusion dans une symbolique étrange...
Vous avez remarqué qu'il n'est pas question de
henné dans tout cela. Pourtant cet autre
kypros, nous dit le
Dictionnaire des noms de lieux, serait à l'origine du parfum
chypré. L'enquête continue. Mais vous avez déjà, là aussi tiré quelques fils. De cuivre ?
Je crois en toi ! je crois en toi ! Divine mère,
Aphrodité marine ! - Oh ! la route est amère
Depuis que l'autre Dieu nous attelle à sa croix;
Chair, Marbre, Fleur, Venus, c'est en toi que je crois !
Arthur Rimbaud (Soleil et Chair)
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