Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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lundi, novembre 06, 2006

Lexique: Enquête chypriote (1)

J’ai été quelque peu débordé depuis mon retour de Chypre, mais il faut que je vous raconte. Tout avait commencé d’une manière on ne peut plus classique : soleil, meze, vin chypriote, et le séjour aurait pu se dérouler tout entier dans cette nonchalance méditerranéenne que j’affectionne... C’était sans compter sur la délicieuse Henriette Walter (dont je recommande chaleureusement les livres). J’étais tout fier de mon histoire sur le bronze de Chypre, l’aes ciprium, qui a donné son nom au cuivre, et voilà qu’Henriette me dit qu’en italien la poudre pour le visage se dit cipria. Ce fut dans ma tête comme si Zeus avait sorti son bras des nues et avait fait claquer la foudre sur cette Petra tou Romiou, près de laquelle Aphrodite émergea des flots. Mon beau paysage lexical s’est fissuré tout net, et, le regard perdu au loin sur la mer, j'ai glissé dans des cogitations quelque peu hallucinées, où la belle Aphrodite rejoignait dans un ballet infernal des guerriers grecs en casque d’airain, des prêtres égyptiens à la peau cuivrée, de belles dames de la cour et des poissons rouges géants. Il faut se méfier des linguistes : ils peuvent vous donner des mots de tête. A moins que ce soit la combinaison du soleil et du vin chypriote...



La cipria ! Bon sang, mais c’est bien sûr. La polvere di Cipro, la poudre de Chypre comme on disait aussi en Français à la cour des rois, au temps où les belles dames (et les messieurs) se poudraient les perruques et le visage pour afficher un teint d’albâtre. Où avais-je croisé ce terme ? Alexandre Dumas ? Choderlos de Laclos ? ... Quel rapport entre la poudre de Chypre et le cuivre ? Y en a-t-il un ? Peut-être quelque sel de cuivre de couleur blanche ? Je sais qu’on utilisait (pour le pire !) des sels de plomb en cosmétique, mais je n’ai jamais entendu parler de sels de cuivre. Il faudrait interroger Pline. C’est dans des moments comme ça que je peste d’être né quelques décennies trop tôt, que je rêve aux temps lointains où la bionique nous permettra d’un clic de paupières grâce à nos puces implantées dans le cerveau d’interroger directement le Moteur planétaire, j’allais dire la Matrice. En attendant, il n’y avait même pas l’ombre d’un cybercafé à Paphos et l’interrogation de la Toile devait attendre plus tard.

Mais Henriette me tend un petit morceau de photocopie découpé au ciseau… C’est l’article Chypre dans le Dictionnaire de noms de lieux de Louis Deroy et Marianne Mulon :



Alašia était le nom de l’île en akkadien, mais ce n’est pas ce qui retint mon attention. Une autre piste s’ouvrait dans mon esprit échauffé, qui venait brouiller, peut-être contredire cette histoire de sels. De la poudre au parfum chypré, il n’y a qu’un saut de neurone... Je ne savais pas que les fleurs de henné étaient parfumées. Peut-être servaient-elles à parfumer la poudre de Chypre ? Reste que les feuilles de henné pilées produisent une teinture rouge. Rouge comme le cuivre... Pourtant, le dictionnaire nous dit que les deux kupros, l'île et le henné, ne seraient pas reliés. Bizarre, bizarre. Il y a trop de coïncidences dans cette histoire. D’autant que si mes souvenirs lointains ne me trahissent pas, les Égyptiens faisaient grand usage du henné : leurs prêtres, la belle Cléopâtre, et justement les Ptolémée n’étaient-ils pas les maîtres de Chypre ?



Il faudrait vérifier tout ça au retour ! Et d’autres mots se bousculaient dans ma tête. Le cyprin n’est-il pas le nom savant du poisson rouge ? Rouge ! comme le cuivre et le henné... Coïncidence encore ? Il faudrait vérifier tous les mots en cypr- ou cipr- . Le cyprès (arbre de Chypre ?)... La cyprine, la sécrétion du désir féminin... Hmm, Aphrodite, là, évidemment. La Vénus ou Cipris des Romains. Voilà au moins une chose sûre dans cette odyssée lexicographique. Mes yeux se refermèrent à moitié. L’énorme soleil de cuivre s’enfonçait dans la mer et donnait des reflets d'or à l’écume d’Ouranos...


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18 Commentaires:

Blogger Jean-Marie Le Ray a écrit...

Bonjour Jean,

Juste une précision sur l'italien, selon le Gabrielli : cípria (et non pas cipra, pluriel cíprie), polvere finissima, di riso o d'amido, variamente colorata e profumata, per uso di toeletta. Nel 700 si usava quella bianca per spolverizzare le parrucche : il piumino della cipria...
Polvere cipria, polvere di Cipro, con riferimento a Venere, condotta dagli zèfiri a Cipro dopo la sua nascita marina.

Donc je ne sais pas vraiment la valeur étymologique, mais j'espère que ça fera avancer l'enquête.

Jean-Marie

06 novembre, 2006 10:02  
Anonymous Anonyme a écrit...

Magnifique voyage linguisitique!
J'adore les polards des Hercule Poirot des mots...
Merci à toi.

T'ai-je déjà dit que je raffole des mots, mais comme la pauvre béotienne que je suis, hélas, n'ayant pas trouvé Saussure à mon pied.
Bon, d'accord, c'est lourd, je sors ;-)

06 novembre, 2006 11:04  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Jean-Marie> Oui, cipria, merci ! Je me demande aussi la valeur de cette étymologie. Pour l'instant je n'ai pas réussi à la confirmer. Mais ça voudrait dire que ça ne vient pas du parfum chypré, càd de Kypros = henné. Coïncidence bizarre.

06 novembre, 2006 18:42  
Anonymous Anonyme a écrit...

Je n'aurais jamais pensé être autant passioné par les mots, merci beaucoup à vous =)
C'est avec impatience que j'attends la suite !

06 novembre, 2006 19:39  
Blogger Jean-Marie Le Ray a écrit...

Jean,

L'étymologie relative à la légende de Vénus semble confirmée ici (voir "La polvere di Venere"), mais il faudrait que je fasse des recherches plus approfondies pour la recouper. Je n'ai pas le temps pour l'instant, mais il est curieux de voir que le Robert historique donne l'étymologie de l'île de Chypre ... inconnue :-)
Jean-Marie

06 novembre, 2006 19:39  
Anonymous Anonyme a écrit...

Il faut se méfier des linguistes : ils peuvent vous donner des mots de tête.

J'ai adoré ! (le reste du voyage aussi...)

06 novembre, 2006 22:44  
Anonymous Anonyme a écrit...

Tout d'abord merci à vous éminent collègue que j'ai plaisir à lire depuis si longtemps sans intervenir !
Si je dois en croire mes (nos) antiques, Pline en l'occurrence, le cyprès viendrait originellement d'Asie en passant par Tarente. Pourtant, si l'étymologie grecque est bien confirmée (kuparissos), elle signifie bien "qui appartient à l'île de Chypre" (Warburg, 1922). Ce qui s'accorderait bien à la ville de Tarente, grand port commerçant fondé par Sparte et qui dominera bientôt les colonies grecques d'Italie.
Or en latin l'"aes" est aussi bien bronze que cuivre, puis monnaie estampée de ce métal. On aurait donc, dans l'expression "aes ciprium" une forme de pléonasme si l'on ne voyait dans l'apposition une forme indiquant l'origine (chypriote) du métal en question, l'île de Chypre exportant déjà vers l'Italie ses pyrites de cuivre, d'où son nom, "l'île du cuivre".
Mais je m'abuse peut-être…

06 novembre, 2006 23:36  
Blogger Jean-Marie Le Ray a écrit...

Bonjour,

Après avoir consulté 10 kg de livres au bas mot (le poids de la culture :-), voici de nouveaux éléments sur les rapports étymologiques secrets entre cipria et Chypre.
En commençant par la très sérieuse et très vénérable encyclopédie Treccani, qui confirme le lien avec Vénus, et en continuant par la Grande Encyclopédie, qui nous donne la variante Cypre pour Chypre (même si elle mentionne également la ville phénicienne de Kittim, qui aurait donné longtemps son nom à l'île), ce qui est particulièrement intéressant, puisqu'en poursuivant les investigations, outre le voisinage étymologique avec cyprès mentionné par le précédent commentateur, cypris et cyprine renvoient à ... Vénus !
Vénus, à la fois mollusque lamellibranche et genre paléontologique regroupant, entre autres, les Cyprimeria et annonçant les Cyprinidae, mais également planète : or la Grande Encyclopédie nous précise que, pour les alchimistes, le symbole de la planète était aussi celui ... du cuivre !
Jean-Marie

07 novembre, 2006 04:29  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Bonjour à tous ! Un petit mot à la hâte : je file prendre mon TGV. Merci pour tous ces commentaires (et pour les compliments). Je n'aurais jamais cru qu'une "enquête" étymologique passionne autant les lecteurs. Merci pour les pistes. Et, oui, il y a bien des chsoes étranges encore, comme ce signe de Vénus = Cipris = Aphrodite, qui est celui du cuivre (!) et qui est devenu le symbole universel de la féminité... Ca tourne au Da Vinci code, tout ça !

07 novembre, 2006 08:20  
Anonymous Anonyme a écrit...

Comme on peut être linguiste de formation et amateur de parfums, je me permets cette incidente.
La famille des parfums "chyprés" ne doit pas son existence directement à l'île de Chypre ou à une substance odoriférante spécifique à lîle de Chypre mais à une parfaite création de parfumeur. C'est en effet un de nos très grands créateurs de parfums, M.Coty, qui, ayant mis au point une formule originale en 1917, l'appela "Chypre". Le parfum eut un tel succès que la formule fut imitée - au point que l'on créa alors une nouvelle famille olfactive, les parfums CHYPRÉS, en référence à la création de M.Coty.
Cette famille est aujourd'hui si vaste qu'elle a donné naissance à plusieurs variétés : chyprès verts (Givenchy III ou Miss Dior), chyprès fruités (Y de Saint-Laurent), chyprés fleuris (Paloma Picasso), chyprés aromatiques (Kouros de Saint-Laurent) et même chyprés cuir (Antaeus de Chanel).
A la base, les parfums chyprés accordent la bergamote, le patchouli, la mousse de chêne et la résine de cyste. Pourquoi cette senteur automnale fut-elle appelée "Chypre" par Coty en 1917 ? Selon son créateur, ce fut d'une part parce que la réputation des parfumeurs chypriotes était grande dans l'antiquité et d'autre part parce que cette antique réputation donna naissance à l'époque médiévale à l'appellation "poudre de cipre", qui désignait toutes sortes de poudres réputées non pour leur couleur mais pour leur odeur !
Il me semble que l'on est alors assez loin du cuivre et de la poudre colorante au henné… Me trompè-je ?

07 novembre, 2006 20:11  
Anonymous Anonyme a écrit...

je n 'aurais qu'un mot à dire: poète!!

08 novembre, 2006 13:10  
Anonymous Anonyme a écrit...

Une véritable chasse au trésor… Nettement plus passionnante que les "bbiiiiiiiipppppp" actuels…!
nb : j'en profite pour saluer Port-Royal…

08 novembre, 2006 17:33  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Le cyprès (arbre de Chypre ?)" Le bois de Cyprès étant de teinte rouge, je penche plutôt pour "bois cuivré".

09 novembre, 2006 21:16  
Anonymous Anonyme a écrit...

Deux petits cailloux blancs (?) sur les chemins de Chypre…

Dans le Dictionnaire d’Antoine Furetière (1690) vous trouverez au mot «cuivre» les commentaires suivants :
[… Les Chymistes l’appellent Venus, croyant qu’il a du rapport à cette Planète.] Et plus loin : [… Ce mot de cuivre vient du Latin cuprum, ainsi appelé, quasi aes Cyprium, parce qu’il a été trouvé premièrement en l’Île de Chypre.]

Quant à l’étymologie «arbre de l’île de Chypre» pour cyprès, vous la trouverez chez l’incontournable Walther von Wartburg, dans le deuxième volume (il y en a 23 !) de son Französisches Etymologisches Wörterbuch, Eine Darstellung des galloromanischen Sprachschatzes. Le premier volume a paru en 1922 et le dernier en 1969. On peut trouver de Wartburg le Dictionnaire étymologique de la langue française, aux PUF dans la collection Quadrige, ouvrage qu’il a publié avec le philologue spécialiste de la civilisation étrusque Raymond Bloch.

Bonne promenade !

10 novembre, 2006 22:25  
Anonymous Anonyme a écrit...

Aphrodite se mettait-elle de la poudre ? Ou était-ce une beauté "naturelle" qui se passait de cosmétiques ? Il faut demander ça à Pâris.

11 novembre, 2006 12:38  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Et Paris, c'est la capitale des produits de beauté, n'est-ce pas ?

19 novembre, 2006 12:36  
Anonymous Anonyme a écrit...

Si à cette marmite belle de mots et cerveaux bouillonnants j'ajoute ce biais cognitif qui ne m'a pas quitté au fil de l'article, génère t-on plus d'absurdité ou de non rapport que de questions nouvelles ?

Les Indiens appelèrent le chiffre 0 du nom shûnya, bindu ou châkrâ selon sa forme.
Les Arabes lui donnèrent le nom "sifr" qui signifie le "vide".
Fibonacci le traduisit en latin médiéval en "zephirum" d'où notre "zéro".
En latin, il fut aussi transposé en cephirum, cifra, tzyphra, cyphra, sifra, cyfra, zyphra, etc...
En Italie, il fut appelé "zefiro", puis "zero".
En Allemagne, on utilisa le mot "cifra" puis le mot "ziffer" et enfin "null".
En Angleterre, le mot "cipher" a longtemps été conservé, maintenant, c'est aussi "zero".
Au Portugal, on employait il n'y a pas si longtemps "cifra", c'est devenu "zero".

04 décembre, 2006 17:30  
Anonymous Anonyme a écrit...

Si à cette marmite belle de mots et cerveaux bouillonnants j'ajoute ce biais cognitif qui ne m'a pas quitté au fil de l'article, génère t-on plus d'absurdité ou de non rapport que de questions nouvelles ?

Les Indiens appelèrent le chiffre 0 du nom shûnya, bindu ou châkrâ selon sa forme.
Les Arabes lui donnèrent le nom "sifr" qui signifie le "vide".
Fibonacci le traduisit en latin médiéval en "zephirum" d'où notre "zéro".
En latin, il fut aussi transposé en cephirum, cifra, tzyphra, cyphra, sifra, cyfra, zyphra, etc...
En Italie, il fut appelé "zefiro", puis "zero".
En Allemagne, on utilisa le mot "cifra" puis le mot "ziffer" et enfin "null".
En Angleterre, le mot "cipher" a longtemps été conservé, maintenant, c'est aussi "zero".
Au Portugal, on employait il n'y a pas si longtemps "cifra", c'est devenu "zero".

04 décembre, 2006 17:31  

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