Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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vendredi, novembre 17, 2006

Sémantique: Mon déjeuner m'appelle

Je préparais une émission au téléphone avec Cathy Nivez d'Europe 1, quand elle reçoit un deuxième appel. Rien que de très banal, mais au moment de basculer vers l'autre interlocuteur, elle me sort cette phrase extraordinaire :
«Mon déjeuner m'appelle...»
Son absence téléphonique a été très brève, juste le temps pour moi de noter consciencieusement la fameuse phrase sur mon petit carnet. Lorsque Cathy m'a repris en ligne, je lui ai relu sa phrase. Blanc... Je répète. Re-blanc... Puis, d'un coup, éclat de rire à se tordre les côtes ! J'adore ces moments où on sent les neurones de l'interlocuteur qui se débattent en tous sens pour échapper à l'absurde...


Je lui ai expliqué qu'elle m'avait fourni un superbe exemple, qui va désormais remplacer dans mes cours celui que j'utilisais jusqu'à présent :
«L'omelette au jambon est partie sans payer.»
Ces phrases illustrent ce qu'on appelle en linguistique métonymie, c'est-à-dire une figure de style, un trope disent les savants (ou les pédants) dans lequel un mot est pris dans un autre sens, lié au premier par une relation logique. Par exemple, la partie pour le tout («quinze voiles prennent le départ») le contenant pour le contenu («boire un verre»), l'instrument pour l'agent («une fine lame», «une sacrée fourchette»), la matière pour l'objet («une petite laine»), la capitale pour le pays («Washington a averti l'Iran»), le lieu de production pour le produit («un bordeaux»), etc. La liste est étonnamment longue, et les métonymies peuvent parfois s'enchaîner en cascade (et se propager d'une langue à l'autre). Un exemple classique est le jean. Au départ, c'est la ville de Gênes (prononcé «dgine»), qui a donné par ménonymie jean (= toile de Gênes), qui a lui même donné jean (=pantalon de toile de jean), et finalement jean (= industrie du jean : «je travaille dans le jean», à ne pas confondre avec «je travaille en jean») !

Comme Monsieur Jourdain, nous faisons tous de la métonymie en permanence et sans même le savoir. Or, c'est un des mécanismes les plus compliqués à traiter pour des systèmes d'analyse de textes (traduction automatique, dialogue homme-machine, etc.). Par exemple, pour comprendre que la phrase ne parle pas de l'omelette au jambon, mais du client qui a commandé une omelette au jambon, il faut disposer d'une base de données qui nous dise que partir et payer demandent un sujet plutôt humain. Sauf que l'omelette peut partir à la poubelle (et ça n'est normalement pas le client, à moins qu'il soit justement parti sans payer et que le vigile de service lui ait enfoncé la tête dans une poubelle...), et que l'omelette, ça peut payer (quand on y met peu d'ingrédients et qu'on la vend très cher). Bref, vous voyez le problème. Pour qu'une machine puisse un jour interpréter ça, il faut faire appel à des connaissances du monde, des «scénarios-types» (dont le «script» du restaurant : normalement on entre, on commande, on mange, on paie, on part). Problèmes classiques de l'«IA», l'intelligence artificielle, mais bien sûr jamais résolus (et on n'est pas près de les résoudre !).

Comment faisons-nous ? Mystère. Personne n'en a la moindre idée, et c'est ce qui me fascine dans le langage humain. C'est un des plus grands «challenges» scientifques de notre temps : on a décrypté le génome humain. Pas son langage.

Alors la phrase de Cathy m'a interpelé, parce qu'elle est encore plus compliquée. Les objets abstraits peuvent appeler -- dans un sens abstrait. Ainsi, on dit le devoir m'appelle... C'est d'ailleurs une expression qu'on entend parfois de la bouche d'un interlocuteur qui veut clore la conversation au téléphone. (Répondez : Ok, prends ton temps, je reste en ligne. Effet garanti.)

Mais comme les poupées russes, la phrase de Cathy a plus d'un tour dans son sac. Son déjeuner en frites et en os (avec du poulet autour de l'os) pourrait bien l'appeler. Du genre : Je te quitte, mon pot-au-feu m'appelle (ça sent bon dans toute la maison et je suis morte de faim). Mais ça peut être aussi la personne avec qui elle va déjeuner, comme, je le pense, dans le cas présent (à moins qu'elle ait rapidement englouti un petit sandwich, discrétos, pendant que j'écoutais la petite musique d'Europe 1). Trois niveaux d'interprétation : encore mieux que l'omelette !

Et le plus beau, c'est que quand je suis arrivé le lendemain dans le hall d'Europe 1 pour enregistrer, l'hôtesse a appelé Cathy et a eu cette jolie phrase :
«Votre rendez-vous est arrivé...»


A écouter


L'émission («Multimédia») passe ce samedi sur Europe 1 à 7h45.

Réécouter l'émission :

logo europe1

24 Commentaires:

Blogger Vicnent a écrit...

délicieux ! (grosse banane sur le visage)

Merci Jean !

17 novembre, 2006 11:21  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Loi Evin: Parler à un linguiste peut être dangereux pour la santé (mentale).

17 novembre, 2006 11:23  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'adore quand tu nous rends plus savants, voire plus intelligents!
Et à chaque fois, tu me fais regretter de n'avoir trouvé l'option linguistique qu'en dernière année de fac : passionnante la prof, déjà passionnante, alors que jusque là, j'étais convaincue que la linguistique était un repère de vieux barbons séniles et redondants.

17 novembre, 2006 12:58  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Monolecte> j'étais convaincue que la linguistique était un repère de vieux barbons séniles et redondants : à quelques exceptions près, je partage ton avis.

Mais c'est du off ! ne mets pas ça sur Dailymotion...

17 novembre, 2006 13:26  
Anonymous Anonyme a écrit...

J'ai l'impression que l'être humain aime bien personnifier toutes sortes de choses, de sorte à transformer l'univers en une foule familière.
"La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers." tiré du poème 'Correspondances' de Charles Baudelaire.
A vous lire, j'ai donc l'impression que la capacité essentielle du langage est de pouvoir assimiler de façon sophistiquée un objet avec un sujet, et inversement.
Mais finalement, tous ces problèmes de sens sont liés à la réduction du message, non ? On pourrait imaginer que nous formulions des phrases 10 fois plus longues, mais sans aucune ambiguité.

(dsl pour cette réflexion un peu longuette).

17 novembre, 2006 13:30  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Airyn> Oui, la personnification est humaine. Mais la métonymie ne concerne pas que l'humain (cf. voile = bateau).

On pourrait imaginer que nous formulions des phrases 10 fois plus longues, mais sans aucune ambiguité. -- Ce serait un long débat, et certain y on cru (Raymon Lulle, Descartes, Leibnitz, et d'autres, contemporains). Mais je n'y crois pas.

17 novembre, 2006 14:05  
Blogger Jean Véronis a écrit...

C'est gentil, Jedi, qu'avec toi soit la force des mots !

17 novembre, 2006 17:03  
Blogger all a écrit...

Pour le "blue jean" j'ai une autre étymologie : Toile de Nimes (denim) au bleu de chine(prononcer avec l'accent du texas). Bleu de chine s'utilise encore de nos jours et viendrait de bleu de chêne (une teinture).
Je ne suis pas du tout sur de ce que j'avance.

Sur ce je vous laisse , j'ai une excellente amie à diner.

17 novembre, 2006 17:32  
Blogger Jean Véronis a écrit...

All> Tiens, il faudrait que je fasse un billet sur ça. Peut-être ce week-end, si j'ai le temps (je n'ai jamais qu'une soutenance de thèse demain et le rapport d'un autre thèse à faire pour lundi matin... aargh...) !

Une excellent amie à dîner -- Anthropophage ? Moi, j'ai une dinde à dîner (mais pour Noël uniquement)...

17 novembre, 2006 19:12  
Anonymous Anonyme a écrit...

Georges Gougenheim pouvait construire ainsi ses cours de sémantique en Sorbonne sur une expression ou une phrase entendue dans le métro parisien… Son histoire des «Mots français dans l’histoire et dans la vie» et son «Étude sur les périphrases verbales de la langue française» - où il traite à plusieurs reprises des périphrases employant le verbe ALLER - demeurent des ouvrages précieux.

All > Étant originaire du sud languedocien, je confirme avoir entendu couramment «bleu de Nîmes» comme source du «bleu denim». Je suis dans l’incapacité à l’instant de certifier que l’étymologie est exacte, mais - sans que cela ait un rapport - je n’oublie pas que l’origine la plus communément admise du nom de la ville de Montpellier toute proche est «montagne aux pastels» (alors que les vieux Montpelliérains l’appellent familièrement «lou Clapas», le tas de cailloux…).
En revanche, vous devez faire erreur sur l’origine de «blue-jeans». L’origine Gênes>jean est certifiée en anglais depuis la fin du XVe siècle, Gênes étant alors célèbre pour son industrie textile et particulièrement pour sa futaine. On remarquera seulement que la graphie anglaise de ce nom de port fut aussi variable que la graphie française avant le XVIIe siècle. Toutefois cette graphie anglaise fut toujours dépourvue de -s final, alors que la graphie américaine plus tard emprunta à la forme française qui, elle, incorporait le -s final. D’où la double forme aujourd’hui «blue-jean»/«blue-jeans» dans laquelle la marque en -s n’a rien d’un pluriel puisqu’il est étymologique…

19 novembre, 2006 17:40  
Anonymous Anonyme a écrit...

Vous proposez un lien pour vous écouter dans l'émission de C. Nivez. Hélas ! le lien vers le fichier Windows® media audio sur un serveur Europe 1 ne mène nulle part.

J'en profite pour attirer votre attention sur deux petits détails, des petits riens, qui m'ont étonné lors de ma lecture attentive de votre article, vous en tant que sachant, moi en tant que lecteur.

Vous écrivez challenge entre guillemets. Chalenge (avec un seul L) est un mot français depuis le 12ème siècle, seule son orthographe est devenue anglaise et contestable. Pourquoi ne pas avoir choisi le mot défi ? (pardon si je n'ai pas su discerner l'ironie entre vos guillemets!)

Enfin, corrigez vite "Mais ça peut-être aussi" dans l'avant-dernier paragraphe. Cela est très dérangeant dans votre discours, dans le discours d'un professionnel du langage comme vous.
Cela soit écrit sans aucune malice car j'aime votre blog, découvert grâce à Europe 1, et j'y reviendrai souvent.

19 novembre, 2006 22:52  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Typex> Pour moi le lien marche, je viens de tester sur un mac et sur un PC. Mais il faut avoir WindowsMedia Player (ou peut-être le serveur était momentanément en panne chez Europe 1?).

Challenge est avec deux l dans le TLF. Je ne suis pas allergique aux angliscismes, surtout quand nous leur avons donné le mot, qui nous revient. Un prêté pour un rendu ! Le sens n'a même pas été changé, puisqu'il signifiait entre autres "défi" au XIIe (plus loin, ça vient du latin calumnia, accusation fausse, qui a donné aussi calomnie). Il est vrai que le sens "défi" avait été mis un peu en suspens. Les anglais nous l'ont mis en quelque sorte au frigo... C'st donc à mon avis un faux angliscisme, mais j'ai quand même mis des guillemets pour ne pas (trop) choquer les purpuristes ;-)

Merci pour la coquille dans "peut-être" !

19 novembre, 2006 23:06  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Comment faisons-nous ? Mystère"

Ce qui est extraordinaire c'est surtout que le mécanisme est simplissimme.

Le locuteur s'adresse à son interlocuteur dans un ensemble global de savoirs supposés.
La journaliste réduit en escamotant des informations car elle fait l'hypothèse que l'auditeur comprendra la phrase en question.

Pour que cette phrase soit comprise par une bécane il faudrait qu'elle ait une expérience des échanges communicationnels et des faits vécus aussi large que les personnes qui échangent dans notre cas.
Il suffit d'éduquer la machine par des millions d'informations factuelles. Lui donner un champ d'expérience vécu.

Mais" quel intérêt à faire ça ?

20 novembre, 2006 11:54  
Anonymous Anonyme a écrit...

Toujours très bien écrit, je me délecte à chaque nouveau billet (en particulier lorsque ceux-ci partent à partir d'une phrase prise au cours d'une conversation aussi anodine soit-elle)...

20 novembre, 2006 23:44  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Votre orthographe m'a interpellé".

J'ai noté une orthographe plutôt défaillante de ce verbe qui garde toujours ses deux "L" quels que soient la personne et le temps qu'on lui affecte et que l'on prononce à tort, il me semble, comme le verbe "Peler".

Voilà, voilà...

21 novembre, 2006 13:47  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Mérinos :

http://www.sdv.fr/orthonet/pages/informations_p2.html

21 novembre, 2006 14:21  
Anonymous Anonyme a écrit...

"mon déjeuner m'appelle".

Et si c'était vrai???
Je veux dire, pourquoi pas un peu de perverse anthropophagie...

21 novembre, 2006 19:59  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Naarjuk> Succulent (si je puis dire !). Comme quoi la moindre phrase cache des interprétations insoupçonnée !

21 novembre, 2006 20:06  
Anonymous Anonyme a écrit...

Si on nous supprime tous les chaussetrappes de la langue française, où va-t-on ?

Le Mérinos aurait mieux fait de s'occuper de ses ognons et éviter ainsi de dire des imbécilités...

Allez, je m'en vais boire un verre de ponch pour oublier tout ça...

22 novembre, 2006 10:14  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Mérinos> Tant qu'on n'enlève pas l'H à l'humour, tout ira...

22 novembre, 2006 11:37  
Anonymous Anonyme a écrit...

Au cours d'un reportage TV j'ai vu un photographe avec écrit "PRESSE" dans le dos et j'ai tout de suite pensé à cet article...

27 novembre, 2006 11:01  
Anonymous Anonyme a écrit...

Moi c'était hier, passage au resto avec des amis. Le serveur arrive. "Le steak tartare?" Et un de mes amis de répondre: "C'est moi!"

01 décembre, 2006 15:40  
Anonymous Anonyme a écrit...

excellent !

04 décembre, 2006 08:44  
Anonymous Anonyme a écrit...

bonsoir à tous
un an après "All", je confirme avoir entendu en 69 dans le Wisconsin que blue jean viendrait de bleu d'chine, ceci d'après une véritable encyclopédie vivante, un descendant de l'ancienne Louisiane (avant Napoleon, cela allait du Golfe aux grands lacs et à l'Oregon) : au 19e siècle, les cowboys, manoeuvres, fermiers, etc, mettaient des bleus de Shangaï, communément appelés "bleus d'chine". Autres correspondances du même genre : dixieland = pays de ceux qui paient avec des billets de DIX piastres, barbecue = barbe au cul (mise à la broche d'une chevrette qui se prenait la broche de la barbichette au ...).
Au plaisir d'en decouvrir d'autres.

30 janvier, 2008 21:41  

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