Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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vendredi, juin 11, 2010

Texte: Manuscrits de JG Ballard à la British Library

Je suis amoureux des bibliothèques, ça ne vous étonnera pas. Je vous ai souvent parlé de la BnF [1, 2], mais la British Library est un autre de mes lieux de pélerinage, où je me rends religieusement chaque fois que je traîne à Londres (ce qui est hélas moins fréquent ces derniers temps !). Je lis dans le Guardian qu'elle vient d'acquérir les manuscrits de JG Ballard, auteur mythique de science-fiction dont l'œuvre étrange et post-apocalyptique m'a fasciné quand j'étais adolescent (The Drowned World, The Crystal World, The Drought, etc.) et même après, notamment avec Crash (1973) qui a marqué toute une génération. C'est émouvant de voir pour la première fois les manuscrits de ces oeuvres hallucinées, et de découvrir à quel point le processus d'écriture de Ballard était torturé, comme en témoigne la première page de Crash, qui semble avoir subi elle aussi quelques loopings et quelques tonneaux :


Ceci me remet en mémoire une superbe exposition de la BnF sur les brouillons d'écrivains, dont je vous avais parlé il y a bien longtemps :


Manuscrit de Dolor, poème de Victor Hugo

Le traitement de texte a tué les manuscrits. Le processus d'écriture est devenu silencieux : ses aller-retours, ses doutes, ses errements, ses trouvailles soudaines et fulgurantes sont devenus inaccessibles à jamais. Au-delà de la perte esthétique, c'est une perte majeure pour les historiens et les philologues des temps futurs. Personne ne connaîtra jamais le parcours torturé (ou pas ?) de la plume de Doris Lessing ou J.M. Le Clézio...

17 Commentaires:

Anonymous florent a écrit...

c'est curieux, pour ma part j'ai toujours l'impression que le processus d'écriture est présent quand on lit un bon texte, cela parce qu'il est permis de voir en creux les chemins formels que l'écrivain n'a pas choisi et qui fait que c'est bon. Le fait d'accéder à un manuscrit ou à un système de version administre seulement la preuve que le travail en question n'est pas du flan et on peut comprendre les auteurs qui sont révoltés à l'idée qu'on fouille dans leurs brouillon: c'est une forme de trahison à la forme définitive. Mais tout cela n'est pas grave, puisque plus personne ne lit.

11 juin, 2010 13:28  
Blogger Jean Véronis a écrit...

C'est vrai. Une oeuvre intéressante est sans doute une oeuvre qui laisse des chemins ouverts à notre imagination. Celles qui m'ont le plus marqué sont de véritable labyrinthes: Eco, Gibson... Peut-être que c'est la différence entre l'érotisme, qui donne à imagine, et la pornographie, qui montre la chose en gros plan ?

11 juin, 2010 13:41  
Anonymous Fantômette a écrit...

J'ai lu quelque part que Nietzsche, qui avait des problèmes de vue vers la fin de sa vie, s'était procuré une machine à écrire, et qu'il avait terminé son œuvre en écrivant avec elle. L'un de ses contemporains avait fait la remarque que cela correspondait également à un changement de style dans l'écriture - plus stricte, plus sèche.

Je crois volontiers que le principal effet d'un passage de l'écriture manuscrite à une écriture automatisé - informatisée - est l'effet que cela produit sur le style, et partant, le contenu.

J'en ai eu l'expérience assez précise, il y a quelque temps, lorsque j'ai voulu faire un cadeau à mon frère, pour ses trente ans. J'avais acheté un très beau cahier en papier tibétain, j'ai collé des photos de lui, sa famille, ses amis, de sa naissance à la veille de son anniversaire. Et j'ai également voulu écrire un mot sur chaque page - un souvenir, une émotion à partager, des mots d'encouragement, d'affection, etc...

Comme je ne voulais évidemment pas raturer sur le beau cahier, j'ai fait un brouillon, sur ordinateur, puisque je passe une bonne partie de mes journées derrière un ordinateur. Ensuite, je pensais n'avoir plus qu'à recopier, tout simplement.

Je l'ai fait sur une ou deux feuilles.

Mais ensuite... j'ai divagué.

Était-ce le fait d'avoir le stylo entre les doigts, la texture du papier tibétain, l'aspect sensuel de l'acte d'écrire, les courbes manuscrites, les gestes de la main... qu'en sais-je, mais j'ai commencé de m'éloigner du brouillon que je pensais n'avoir qu'à recopier.

J'ai d'abord pris quelques libertés de ton, de style. Et puis, j'ai rajouté des mots, j'en ai enlevé. J'ai fini le cahier en roue libre, vertigineusement délivrée de la contrainte du brouillon.

Ce fut un réel plaisir, d'ailleurs, même si j'ai repris par la suite l'habitude d'écrire sur écran.

Pour finir, je ne crois d'ailleurs pas que l'on écrit mieux ou moins bien selon que l'on utilise telle ou telle technique.

Mais que l'on écrive différemment - et même que l'on écrive d'autres choses - oui, je le crois.

11 juin, 2010 16:01  
Anonymous Cobab a écrit...

« Le traitement de texte a tué les manuscrits. Le processus d'écriture est devenu silencieux : ses aller-retours, ses doutes, ses errements, ses trouvailles soudaines et fulgurantes sont devenus inaccessibles à jamais. »

Mmmmh. Pas si sûr, et en tout cas pas si complètement. D’une part, les programmes et les disques conservent la trace de pas mal de modifs ; ensuite, il est vraiment très fréquents d’imprimer pour (se) relire, et ces brouillons papiers sont annotés pour intégration ultérieure, exactement comme la superbe page de Crash dont vous nous faites si gentiment profiter.

Surtout, l’archivage à vie des manuscrits d'ouvrages déjà édités relève avant tout d’un certain rapport de l’écrivain (ou de proches) à son œuvre, que le traitement de texte n’a aucune raison d’éradiquer — et même, l’informatique favoriserait plutôt la collectionnite… il doit y avoir autant de conservateurs systématiques de chaque étape ou version d'un écrit un tant soit peu chiadé que d’archiveurs fous des newsgroup et listes de discussion.

Moi qui ne suis ni écrivain ni collectionneur, je transbahute d’ordi à ordi, à chaque changement de matos, tout un fatras de vieux fichiers texte, de courrier antédiluvien, de tracts etc. qui serait cramé depuis longtemps s’il était sous forme de papier !

(et + 100 pour Fantômette qui a posté pendant que rédigeais)

11 juin, 2010 16:08  
Anonymous See Mee a écrit...

“Toute technique s’accompagne […] d’une posture psychique qu’elle induit et qui influe, à son tour, sur le contenu du message […] la pensée se construit dans le va et vient entre les contraintes imposées par la machine, les échappées libératoires qu’elle permet et le projet du texte qui s’en trouve modifié à chaque instant. Ainsi, elle se construit différemment selon qu’on parle, qu’on écrit sur du papier ou qu’on tape sur un clavier devant un écran d’ordinateur”
Serge Tisseron, L’intimité surexposée, 2001.

Cité et prolongé par Yann Leroux, Psy et Geek :
http://www.psyetgeek.com/les-nuages-lieux-de-lextimit

11 juin, 2010 23:53  
Anonymous Ferocias a écrit...

Beaucoup des brouillons de mes billets de blog sont manuscrits avec moultes ratures... Je sais que d'autres blogueurs font de même.
Finalement il risque de ne plus y avoir de brouillons d'écrivains et que l'on ne retrouve que ceux des blogueurs.
A nous la BNF, la British Library et The Library of Congress!!! :)

12 juin, 2010 06:56  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Fantômette> Merci pour ce long témoignage ! l'histoire de la machine à écrire de Nietzsche est relatée ici. C'était une magnifique Writing Ball de Rasmus Malling-Hansen. L'objet est superbe (j'ai une petite passion pour les machines à écrire !). On voit aussi des images de textes tapés par Nietzsche sur le lien en question. Je ne suis pas étonné que le style d'écriture change. Le mien a certainement changé avec le traitement de texte --et d'ailleurs je suis devenu incapable d'écrire à la main et même de faire un brouillon. Il faut maintenant que je me mette directement sur l'ordinateur devant la page blanche, et j'écris de façon parfaitement linéaire, du début à la fin (alors qu'auparavant j'écrivais au crayon gris des bouts et des morceaux que j'assemblais ensuite pour les taper à la machine...).

Mais il y a peut-être d'autres facteurs pour Nietzsche. Le simple fait de ne plus pouvoir se relire influe sans doute déjà sur le style. Et j'ai fait des études statistiques de Victor Hugo (je prenais l'exemple dans mes cours). Ses phrases se raccourcissent au fur et à mesure que son œuvre avance. Pourtant il n'utilisait pas (à ma connaissance) de machine à écrire. Peut-être qu'en avançant dans l'âge et le métier d'écrivain on a tendance à se débarrasser du futile et à aller plus directement à l'essentiel...

12 juin, 2010 10:44  
Anonymous Olivier de Vaux a écrit...

Je crois qu'il me serait plus facile de montrer mes fesses que mes manuscrits-gribouillis. Il y a là du très intime, surtout dans la poésie.
Vos articles sont toujours aussi variés et intéressants et j'y ai appris que vous aviez été l'élève de Mario Rossi que je connais à travers son dictionnaire étymologique et ethnologique des parlers brionnais, ouvrage qui m'a beaucoup aidé dans mes recherches sur le patois charolais.

12 juin, 2010 11:10  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Cobab> On peut voir les choses dans les deux sens. En théorie, l'informatique pourrait faciliter l'archivage. En pratique c'est moins sûr. A titre d'exemple, j'étais très fier d'avoir tapé ma propre thèse dans les années 80 à l'aide des tout premiers Mac... Le fleuron de la techno. 25 ans plus tard, je n'en ai plus aucun exemple lisible... sauf l'exemplaire papier ! Le format de disquette n'existe plus, et même si je trouvais un lecteur, elles sont probablement altérées (même les DVD s'altèrent, et plus vite qu'on ne pensait). De toute façon, j'avais fait une essai il y quelques années (au moment où les lecteurs allaient disparaître) et le format Word de l'époque (Word 1, je pense !) n'est plus compatible... Ce qui est une bonne leçon sur les formats propriétaires !

Donc, finalement, l'archivage informatique demande beaucoup plus de travail que l'archivage papier. On a encore des papyrus et des parchemins qui on deux mille ans. qu'en sera-t-il des documents informatiques dans 2000 ans ?

Et puis en supposant qu'on ait pris le soin de faire des copies, de maintenir la compatibilité des formats, est-il bien sûr qu'à la source on archive les docs ? J'ai cotoyé pas mal d'éditeurs et j'ai vu comment ils bossent: c'est plus qu'artisanal... Au point que quant on veut faire une réédition, dans bien des cas il faut scanner un exemplaire papier !

12 juin, 2010 11:54  
Blogger Jean Véronis a écrit...

See-Mee> Merci pour la citation. Je la retiens: elle me paraît très juste ! Par exemple, certains auteurs (écrivains, mais aussi avocats, toubibs, etc.) dictent leurs textes. J'en suis totalement incapable... Il faut que je voie l'écrit. Je n'arrive même pas à dicter une lettre à ma secrétaire. Il faut que je lui donne le texte par écrit, ce qui fait que (du moins sur ce type de tâche) elle ne me sert à rien !

12 juin, 2010 14:53  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Férocias> C'est vrai ? Ca ne m'avait pas croisé l'esprit que des blogueurs préparaient leurs brouillons sur papier ! A quand la grande expo "Brouillon de blogueurs" ? A défaut de la BnF on pourrait l'organiser sur le Web. Ce serait marrant !

12 juin, 2010 14:55  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Olivier> Merci pour le compliment. Et: oui, j'ai été l'élève de Mario Rossi (à la fin des années 70). Je lui dois beaucoup.

12 juin, 2010 14:56  
Anonymous michaël a écrit...

Umberto Eco, cité par Jean, a lui-même abondamment écrit sur le déploiement de l'écriture en fonction de l'instrument employé. Je ne retrouve pas les références du premier de ses textes lu sur le sujet du traitement de texte, probablement au milieu des années 1980.

Plus près de nous, dans L'Ordinateur et l'écriture (in De la littérature), Eco donne divers éclairages qu'il me semble à propos de citer ici.

« [Mais] quelqu’un un jour m’a dit : “On sent que le roman a été écrit directement à l’ordinateur ; sauf la scène du cimetière : celle-là oui, on sent qu’il y a du ressenti, elle a dû être plusieurs fois réécrite, et au stylo. » J’ai honte de le dire, mais de ce roman qui a subi tant de phases de rédaction, où sont intervenus le bic, le stylo, le feutre, et d’infinies révisions, l’unique chapitre écrit directement à l’ordinateur, et d’un trait, sans trop de corrections a été justement celui de la trompette. La raison en est très simple : cette histoire, je l’avais tellement portée en moi, je me l’étais racontée tant de fois, que c’était comme si elle était déjà écrite. Je n’avais rien à ajouter. J’avais mes doigts sur le clavier comme sur un piano sur lequel j’aurais joué une mélodie que je savais par cœur ; et s’il y a du bonheur dans cette scène, il est dû au fait qu’elle est née comme une jam session. Vous jouez en vous laissant aller, vous enregistrez, et ça donne ce que ça donne. »

« En fait, ce qui est bien avec l’ordinateur, c’est qu’il encourage la spontanéité : vous écrivez d’un seul jet, en hâte, ce qu’il vous vient à l’esprit. Après, vous savez que vous pouvez corriger et varier.
L’utilisation de l’ordinateur concerne surtout le problème des corrections, et donc des variantes. »

« Avec l’utilisation de l’ordinateur Le Pendule [de Foucault] a été écrit en Wordstar 2000, L’Ile du jour d’avant en Word 5, Baudolino en Winword dans des diverses versions au cours des années. Les choses changent. […] Mais il serait erroné de penser qu’un fanatique des variantes pourrait demain reconstruire votre processus d’écriture. […] Une fois je me suis penché sur les variantes des Hymnes sacrés de Manzoni. Alors, la substitution d’un mot était décisive. Aujourd’hui non : demain vous pouvez revenir sur le mot abandonné hier. Ce qui comptera tout au plus, ce sera la différence entre le premier jet manuscrit et le dernier jet sur imprimante. Le reste est un va-et-vient, souvent déterminé par votre taux de potassium dans le sang. »

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Umberto Eco, De la littérature, Grasset, 2002. Les extraits sont tirés des pages 421 à 423, L'ordinateur et l'écriture faisant partie du texte Comment j'écris, tels que cités par Marie-Andrée Rousseau

14 juin, 2010 09:36  
Blogger Unknown a écrit...

Dans un registre moins littéraire, quand on fait une offre à un client on la rédige de toute façon sur ordinateur. par contre en fonction de comment on la présente à un collègue pour correction, cela va changer la version finale.
si on la transfère par email il va la corriger en reformulant certaines tournures, rajouter ou supprimer quelques mots,déplacer un bloc pour organiser mieux, mais le vocabulaire du texte d'origine restera grâce au couper/copier/coller. à l'inverse si on l'imprime pour le faire corriger, il y aura plutôt une reformulation d'une phrase complète dans la marge.
le vocabulaire employé pourra ainsi changer sans changer pour autant le sens. (machine au lieu de système, détecteurs au lieu de capteurs)
généralement le plan (l'organisation des parties) ne varie que peu quand on imprime car c'est plus difficile de décrire les déplacements de paragraphes.

au final on a jamais remarqué de variations de commandes en fonction de la façon dont on la rédige ;)

15 juin, 2010 10:51  
Anonymous Cobab a écrit...

Je ne sais pas si le souci (bien réel) des formats obsolètes non documentés est si important pour le cas qui nous occupe ici : pour un brouillon de V. Hugo (bon, oc, disons U. Eco), on se donnera les moyens de décoder…

C'est l'acte de conservation qui nous permet de voir ces brouillons, quel que soit leur support.

16 juin, 2010 11:04  
Anonymous dbourrion a écrit...

Des outils comme Etherpad permettent littéralement d'enregistrer le processus d'écriture sur ordinateur.
Mauvaise nouvelle : Etherpad (le site) a été racheté par Google et fermé.
Bonne nouvelle : le code d'Etherpad est dispo en OpenSource.
On peut espérer voir un jour (dans pas longtemps si j'en crois mon petit doigt), en ligne, des manuscrits enregistrés :-)

02 juillet, 2010 22:47  
Anonymous Marie-Christine a écrit...

Très intéressantes ces citations, merci à tous.
Il y a quelques années, le New York Times avait publié un article traitant de préoccupations semblables à propos de la correspondance entre écrivaisn et éditeurs, aujourd'hui essentiellement par e-mail http://www.nytimes.com/2005/09/04/books/review/04DONADIO.html?ref=bookreviews

13 juillet, 2010 17:40  

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