Histoire: La lettre V
Je viens de terminer un livre superbe, Radio Londres : Les voix de la liberté (1940-1944), d'Aurélie Luneau. Il retrace l'épopée de ce qui est devenu peu à peu une arme de guerre dans les mains de la France Libre, et du gouvernement britannique, puisqu'en fait, les Français de l'époque n'en avaient pas conscience, mais les gaullistes n'avaient droit qu'à quelques minutes d'expression par jour, le reste des émissions en français étant concocté par les agents de Sa Gracieuse Majesté.
Le livre est remarquablement documenté (Aurélie Luneau est docteur en Histoire), et il est accompagné d'un CD comprenant de nombreux enregistrements d'époque (il semblerait que ce ne soit pas le cas pour la dernière édition, de format poche). Si certains sont connus, comme le terrible message de capitulation du Maréchal Pétain le 17 juin 1940, d'autres le sont beaucoup moins, mais tous sont poignants. N'y cherchons pas, bien sûr, l'appel du 18 juin, dont nous fêterons le 70e anniversaire dans quelques jours : il n'a pas été enregistré.
Le rôle de l'information —et de la désinformation— dans les conflits n'était évidemment pas nouveau, mais c'est la première fois où la guerre de la communication s'est faite autour de la "high-tech", celle de l'époque, bien sûr, à savoir la radio. Il est intéressant de constater que le Général de Gaulle a immédiatement compris le rôle qu'allait avoir cet outil, et de voir comment il est devenu un virtuose de la communication radiophonique (au point que la propagande vichyste l'a surnommé "le général Micro"). J'ai découvert beaucoup de choses sur ce combat des ondes, notamment les contremesures des Allemands et de Vichy : j'étais au courant bien sûr des tentatives de brouillage, de l'interdiction d'écoute (j'en ai entendu parler dans ma propre famille), mais j'ignorais la campagne de confiscation des postes de radio — et de l'ingéniosité remarquable des Français qui se sont mis aussitôt à construire en douce des postes à galène artisanaux avec les moyens du bord...
Il y aurait beaucoup à dire sur l'utilisation des moyens de communication high-tech en cas de conflit (que deviendrait l'Internet ?), mais ce n'est pas de cela que je veux vous parler aujourd'hui. Je veux vous parler d'un véritable point de détail de la deuxième guerre mondiale. Un point de détail alphabétique.
Tout le monde connaît le signe de la victoire, les deux doigts levés avec la paume de la main tournée vers le public (détail important, car de l'autre côté, le signe change complètement de sens pour le monde anglo-saxon). Le signe a été immortalisé par Churchill :
De Gaulle l'a adapté à sa stature de géant, dessinant le V de son corps entier, les deux bras tendus les poings fermés, comme lors du discours sur la place de la République, bien plus tard (le 4 septembre 1958), où il présente la nouvelle Constitution. L'image est bien connue :
Ce qui l'est moins, c'est le contexte en plan large : le V de son corps fait écho au V monumental qui orne la place derrière lui, et l'on comprend ainsi qu'il symbolise autant la Victoire que le chiffre V de cette nouvelle République que de Gaulle appelle de ses vœux. L'image est belle : lui, le géant face aux hommes, apparaît comme une poussière insignifiante par rapport à la République. Elle symbolise magnifiquement la dualité du personnage: son orgueil face aux premiers, son humilité de serviteur de la deuxième.
Je ne connaissais pas du tout l'origine de ce V de la Victoire, ainsi détourné plus tard en chiffre romain, et je l'ai appris dans le livre d'Aurélie Luneau.
Le 14 janvier 1941, le speaker de la section belge de la BBC, Victor de Laveleye, lance une campagne à destination de ses compatriotes, les incitant à tracer des V partout en Belgique. Le V est déjà un symbole double : c'est la première lettre du mot Victoire en français, et du mot Vrijheid (Liberté) en flamand. Ce mot d'ordre fut un immense succès : les V fleurissent en Belgique, mais aussi en Hollande et dans le Nord de la France. Il est ensuite relayé par les ondes françaises de la BBC, et les V commencent à se répandre partout en France et dans le reste de l'Europe : on en trace sur les murs, les automobiles des Allemands, voire sur la capote des soldats, on entoure d'un cercle le V des Verboten qui ont hélas fleuri partout... Coïncidence étonnante, l'idée d'étendre la campagne des V à la France est due à Emile Delavenay, qui fondera en 1959 l'ATALA, que j'ai eu moi-même l'honneur de présider de 2000 à 2008. Résistance passive, symbolique, et terriblement efficace. Le symbole a fait son chemin : il est en peu de temps devenu le symbole universel de la Victoire.
Je n'avais jamais fait le lien non plus avec le célébrissime indicatif de Radio Londres, pom pom pom pooom, sur le rythme de la Ve (tiens !) Symphonie de Beethoven. Le fameux thème dit du "destin qui frappe à la porte". On ne pouvait pas trouver mieux comme symbole !
Trois brèves, une longue. Bon sang, mais c'est bien sûr : la lettre V en morse ! Devant l'ampleur du succès de la campagne des V, quelqu'un à la BBC (voir post-scriptum) a eu l'idée d'en faire l'indicatif, transformant ainsi le symbole purement visuel en symbole sonore : les chauffeurs de train lancent le V en morse à coup de sifflet en entrant dans les gares, les forgerons le tapent au marteau, les gens le sifflent dans la rue... Le CD accompagnant le livre d'Aurélie Luneau m'a fait découvrir cette Chanson des V, chantée par Jean Oberlé (auteur par ailleurs du détournement de l'indicatif de Radio Paris: "Radio Paris ment, Radio Paris est allemand...") sur l'air de la Ve Symphonie au micro de Radio Londres ;
Il y aurait de quoi écrire des dizaines de billets sur chacune des lettres de l'alphabet (j'avais commencé avec le cas du K, et Epamin' nous a raconté récemment l'histoire de son p'tit Q). Mais peu de lettres ont une histoire aussi célèbre, et aussi émouvante que celle du V. Et en plus je l'aime bien : c'est l'initiale de mon nom...
Le livre est remarquablement documenté (Aurélie Luneau est docteur en Histoire), et il est accompagné d'un CD comprenant de nombreux enregistrements d'époque (il semblerait que ce ne soit pas le cas pour la dernière édition, de format poche). Si certains sont connus, comme le terrible message de capitulation du Maréchal Pétain le 17 juin 1940, d'autres le sont beaucoup moins, mais tous sont poignants. N'y cherchons pas, bien sûr, l'appel du 18 juin, dont nous fêterons le 70e anniversaire dans quelques jours : il n'a pas été enregistré.
Le rôle de l'information —et de la désinformation— dans les conflits n'était évidemment pas nouveau, mais c'est la première fois où la guerre de la communication s'est faite autour de la "high-tech", celle de l'époque, bien sûr, à savoir la radio. Il est intéressant de constater que le Général de Gaulle a immédiatement compris le rôle qu'allait avoir cet outil, et de voir comment il est devenu un virtuose de la communication radiophonique (au point que la propagande vichyste l'a surnommé "le général Micro"). J'ai découvert beaucoup de choses sur ce combat des ondes, notamment les contremesures des Allemands et de Vichy : j'étais au courant bien sûr des tentatives de brouillage, de l'interdiction d'écoute (j'en ai entendu parler dans ma propre famille), mais j'ignorais la campagne de confiscation des postes de radio — et de l'ingéniosité remarquable des Français qui se sont mis aussitôt à construire en douce des postes à galène artisanaux avec les moyens du bord...
Il y aurait beaucoup à dire sur l'utilisation des moyens de communication high-tech en cas de conflit (que deviendrait l'Internet ?), mais ce n'est pas de cela que je veux vous parler aujourd'hui. Je veux vous parler d'un véritable point de détail de la deuxième guerre mondiale. Un point de détail alphabétique.
Tout le monde connaît le signe de la victoire, les deux doigts levés avec la paume de la main tournée vers le public (détail important, car de l'autre côté, le signe change complètement de sens pour le monde anglo-saxon). Le signe a été immortalisé par Churchill :
De Gaulle l'a adapté à sa stature de géant, dessinant le V de son corps entier, les deux bras tendus les poings fermés, comme lors du discours sur la place de la République, bien plus tard (le 4 septembre 1958), où il présente la nouvelle Constitution. L'image est bien connue :
Ce qui l'est moins, c'est le contexte en plan large : le V de son corps fait écho au V monumental qui orne la place derrière lui, et l'on comprend ainsi qu'il symbolise autant la Victoire que le chiffre V de cette nouvelle République que de Gaulle appelle de ses vœux. L'image est belle : lui, le géant face aux hommes, apparaît comme une poussière insignifiante par rapport à la République. Elle symbolise magnifiquement la dualité du personnage: son orgueil face aux premiers, son humilité de serviteur de la deuxième.
Je ne connaissais pas du tout l'origine de ce V de la Victoire, ainsi détourné plus tard en chiffre romain, et je l'ai appris dans le livre d'Aurélie Luneau.
Le 14 janvier 1941, le speaker de la section belge de la BBC, Victor de Laveleye, lance une campagne à destination de ses compatriotes, les incitant à tracer des V partout en Belgique. Le V est déjà un symbole double : c'est la première lettre du mot Victoire en français, et du mot Vrijheid (Liberté) en flamand. Ce mot d'ordre fut un immense succès : les V fleurissent en Belgique, mais aussi en Hollande et dans le Nord de la France. Il est ensuite relayé par les ondes françaises de la BBC, et les V commencent à se répandre partout en France et dans le reste de l'Europe : on en trace sur les murs, les automobiles des Allemands, voire sur la capote des soldats, on entoure d'un cercle le V des Verboten qui ont hélas fleuri partout... Coïncidence étonnante, l'idée d'étendre la campagne des V à la France est due à Emile Delavenay, qui fondera en 1959 l'ATALA, que j'ai eu moi-même l'honneur de présider de 2000 à 2008. Résistance passive, symbolique, et terriblement efficace. Le symbole a fait son chemin : il est en peu de temps devenu le symbole universel de la Victoire.
Je n'avais jamais fait le lien non plus avec le célébrissime indicatif de Radio Londres, pom pom pom pooom, sur le rythme de la Ve (tiens !) Symphonie de Beethoven. Le fameux thème dit du "destin qui frappe à la porte". On ne pouvait pas trouver mieux comme symbole !
Trois brèves, une longue. Bon sang, mais c'est bien sûr : la lettre V en morse ! Devant l'ampleur du succès de la campagne des V, quelqu'un à la BBC (voir post-scriptum) a eu l'idée d'en faire l'indicatif, transformant ainsi le symbole purement visuel en symbole sonore : les chauffeurs de train lancent le V en morse à coup de sifflet en entrant dans les gares, les forgerons le tapent au marteau, les gens le sifflent dans la rue... Le CD accompagnant le livre d'Aurélie Luneau m'a fait découvrir cette Chanson des V, chantée par Jean Oberlé (auteur par ailleurs du détournement de l'indicatif de Radio Paris: "Radio Paris ment, Radio Paris est allemand...") sur l'air de la Ve Symphonie au micro de Radio Londres ;
Il ne faut pas
Désespérer.
On les aura.
Il ne faut pas
Vous arrêter
De résister.
N'oubliez pas
La lettre V.
Écrivez la.
Chantonnez la.
V V V V...
Sur le muret
Sur les pavés
Faites des V !
Mais vous pouvez
Faire baver
Les doryphores
Et sans remords,
Et sans danger
Vous sifflerez
Vous chanterez
V, V, V, V !
PS
J'ai retrouvé l'inventeur de l'indicatif V en morse. Il s'agit d'un certain Douglas Ritchie, propagandiste à la BBC sous le nom de "Colonel Britton". L'histoire est racontée par le Times du 28 juin 1941.Douglas Ritchie, alias "Colonel Britton" (source BBC)
23 Commentaires:
La Vème de Beethoven, la victoire du Gouvernement belge en exil... on n'apprend plus rien à l'école ? ;-)
et Hollywood a tout repompé.
J'avais l'idée d'un V remontant à la guerre de cent ans.
J'ai retrouvé ceci sur Wikipedia qui est en conformité avec mon souvenir mais qui mérite une plus ample recherche:
" Une légende urbaine fait remonter l'origine de ce signe à la guerre de Cent Ans qui voit s'opposer les Anglais aux Français. Durant plusieurs batailles, les archers jouent un rôle décisif dans la stratégie militaire anglaise. À tel point que lorsque les Français capturaient un archer anglais, ils lui sectionnaient l'index et le majeur, car ces deux doigts sont essentiels pour tirer à l'arc. En signe d'insulte, les archers anglais auraient pris l'habitude avant la bataille de faire le signe V à l'adresse des Français.
Olivier> Oui, j'ai vu ça sur Wikipedia. Il y a plus de détails sur la version anglaise. Mais cette légende ne me paraît pas étayée Wikipedia-en le précise d'ailleurs. Wikipedia mentionne vaguement une mention dans Rabelais, mais sans préciser où, et j'ai beau creuser dans mes souvenirs, je ne vois vraiment pas où cela peut apparaître. A part ça, il n'y a apparemment aucune source historique.
Quoi qu'il en soit, si cette origine avait une once de réalité, elle correspondrait plutôt à la variante offensante du signe (la paume tournée vers soi). Le V de la victoire semble bien être une invention de la 2e guerre mondiale. Il n'y en a trace nulle part avant...
Mise à jour : j'ai retrouvé l'inventeur de la version sonore ! Voir post-scriptum.
Et bien, très enrichissant.
Dans un autre registre culturel, il y a le comics « V pour Vendetta » qui se passe en ... Angleterre, avec une réalité alternative où la Couronne britannique a des airs de gouvernement fachiste.
Beaucoup de subtilités à partir du V et le 5 qui s'y associe.
Merci, Anonyme ! Quand je disais qu'il y aurait des dizaines de billets à écrire sur chaque lettre de l'alphabet !
le V, je le fais tous les jours, chaque fois que je croise un motard :-)
Le pied droit tendu étant réservé aux voitures sympas qui laissent le passage pour doubler.
Mais non ! Voici la véritable raison de ce signe, chez Babouse : http://estetdevo.canalblog.com/archives/2010/05/14/17887210.html
Tiens, pour le plaisir, l'allitération de V for Vendetta :
Voilà! In view, a humble vaudevillian veteran, cast vicariously as both victim and villain by the vicissitudes of fate. This visage, no mere veneer of vanity, is a vestige of the vox populi, now vacant, vanished. However, this valorous visitation of a bygone vexation stands vivified, and has vowed to vanquish these venal and virulent vermin vanguarding vice and vouchsafing the violently vicious and voracious violation of volition! The only verdict is vengeance; a vendetta held as a votive, not in vain, for the value and veracity of such shall one day vindicate the vigilant and the virtuous. Verily, this vichyssoise of verbiage veers most verbose, so let me simply add that it's my very good honour to meet you and you may call me V.
Et en version audio/vidéo: http://www.youtube.com/watch?v=c6Q0dfrbr10
j'adore :)
à la recherche du sens de V, on peut citer aussi Thomas Pynchon, qui (entre autres choses,je vs l' accorde) s'interroge sur l' Identité américaine ,mythique Amérique découverte par les ...Vikings (tiens,un V) appelée Vineland, un roman qui s'apelle tout bonnement V et aussi (mais en français seulement) Vente à la criée du lot 49. Michel.T.
Bonjour. En ce qui concerne la radio, et le combat des ondes, il avait déjà acquis une certaine importance au moment de la guerre d'Espagne : les émissions sur ondes courtes étaient quasiment le seul moyen d'être correctement informé, dans un pays comme l'Italie fasciste. Malgré le risque de lourdes peines de prison, en cas d'irruption de la police, certains dans la poulation prenaient le risque de se réunir collectivement pour les écouter. Et c'est ainsi qu'après la défaite de Guadalajara par exemple la nouvelle circula assez vite, transformant le peu d'approbation à la guerre (celle d'Espagne n'avait jamais été celle d'Ethiopie, de ce point de vue) en réelle hostilité -qui pouvait difficilement s'exprimer en public, mais dont les archives conservent surabondamment la trace.
le V travaille et rampe dans l' imaginaire américain (suite):dans la série "True blood" le V désigne le sang des Vampires,faisant l'objet d'un traffic car surpuissant aphrodisiaque donc prisé par les humains voulant s'aventurer au delà de leur condition...M.T.
Victor de Laveye est en réalité
Victor de Laveleye
http://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_de_Laveleye
Alexis> On dirait du James Joyce !
Jean-Claude> Merci d'avoir vu la coquille. C'est corrigé !
Cela me rappelle avoir lu (dans l'écriture ou la vie de Semprun je crois) une anecdote sur les tentatives de récupération du V par les nazis, qui en faisaient d'ostentatoires drapeaux ne trompant personne, les résistants laissant sur le sol de discrètes allumettes brisées en V augurer d'une victoire à venir.
Pierre> Aurélie Luneau décrit très bien ces tentatives de récupération. Après avoir vainement tenté la répression, les Allemands (et le gouvernement de Vichy) essaient une autre stratégie. Goebbels déclare "Il faut faire passer les Anglais pour des plagiaires" et donne l'ordre de reprendre le V comme symbole du mot allemand Victoria. Radio Paris annonce (je cite): "L'Europe est en train de battre le bolchevisme et personne ne doute de l'ultime victoire sur la Russie. C'est ce que signifie la lettre V." Les Allemands dont éditer des tracts avec "V H, Vive Hitler !", etc. Mais rien n'y fait.
Se rappeler du V E R D I Victorio Emmanuele Re D 'Italia ?
Je viens de découvrir votre blog... qui m'enchante et auquel je m'abonne immédiatement.
Merci.
Victoire
Je suis la petite fille de Colonel Britton, Douglas Ritchie. Pour votre info, le photo n'est pas de mon grandpere - je ne sais pas qui c'est but ce n'est pas lui! (Excusez la mauvaise francaise ...)
Ah ! merci de votre témoignage. C'est la photo qui est sur le site de la BBC (en lien dans le texte)...
Je serais heureux d'en apprendre plus sur lui, si vous avez des souvenirs ou informations (jean @ veronis . fr) ! Et si vous avez une phototo que vous acceptez de mettre en ligne, ce serait merveilleux.
Merci d'être passée !
Je pense que la photo affichée est celle de Sir Stafford Cripps en réalité, voir http://en.wikipedia.org/wiki/Stafford_Cripps et également pour plus d'infos.
Quand à Douglas Ritchie, pas de trace de photos sur le net :(
Enregistrer un commentaire