Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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lundi, octobre 04, 2010

Lexique: Roms et Roumains

Je rentre de quelques jours à Barcelone, où j'ai été invité par l'Université Pompeu Fabra. Comme rien n'interdit de joindre l'agréable à l'utile, j'en ai profité pour aller écouter la Carmen de Bizet au théâtre du Liceu. Suberbe représentation. Roberto Alagna (Don José) a fait du Roberto Alagna, mais Béatrice Uria-Monzon a été littéralement époustouflante dans le rôle de Carmen. Certains disent que c'est la meilleure interprète actuelle de ce rôle... Ils ont peut-être bien raison !


Quelle ironie en ces temps de romophobie : l'œuvre française la plus jouée dans le monde raconte une histoire de gitanes... Comme la nouvelle de Mérimée dont elle est issue, elle reflète la fascination des romantiques pour les Roms (tiens, Roms, romantiques... nous y reviendrons). Marchant peut-être dans les traces de Cervantès (La petite Gitane...), Bizet, Mérimée, Hugo, Borrow, Liszt, et bien d'autres ont été séduits par la marginalité de ce peuple, qui constituait en quelque sorte l'incarnation de la liberté — liberté de se déplacer, liberté par rapport au travail, liberté des mœurs. Tous les ingrédients sont dans Carmen. La fascination n'était pas toujours exempte d'un peu de condescendance (c'est clair, je pense, dans la nouvelle de Mérimée), mais à tout prendre ce courant du XIXe est sans doute préférable au précédent : les Lumières n'avaient pas été très tendres avec les Roms. L'entrée de l'Encyclopédie les concernant est assez révélatrice (voir la suite de l'article ici) :


Quand je parle de fascination des romantiques pour les Roms, je crois que je fais un anachronisme. A ma connaissance, ce terme n'était pas employé à l'époque, et l'on parlait surtout de Bohémiens. C'est d'ailleurs le seul mot qui est utilisé dans la Carmen de Bizet. Sauf erreur de ma part, le mot gitane (qui est pourtant celui qui nous vient à l'esprit), n'y apparaît pas... Il aurait été pourtant plus approprié pour désigner les Roms du Sud de l'Espagne. Mais le mot ne semble pas avoir fait partie du langage courant au XIXe. Mérimée, qui était fin connaisseur de la culture Rom (comme le montre en particulier le dernier chapitre de sa nouvelle), utilise le mot gitan, mais sous la forme gitano, gitana, ce qui laisse penser qu'il n'était pas encore vraiment incorporé au français. Hugo l'utilise une fois dans Notre-Dame (le reste du temps il parle de l'Egyptienne, et des Bohémiens). Je ne sais pas quand il est devenu courant. Probablement au début du XXe (le TLF le mentionne chez Loti et Montherlant).

Quoi qu'il en soit, ces dénominations montrent bien la confusion qui entoure les origines du peuple Rom. Le mot Bohémien rappelle qu'on les a cru originaires de Bohème. Gitans est une déformation d'Egiptano, parce qu'on les a aussi cru originaires d'Egypte. Une troisième confusion semble s'instaurer en ces temps d'expulsion vers la Roumanie... Rom, Roumain, cela semble du pareil au même. Les deux mots n'ont pourtant aucun rapport. Roumanie, Roumain vient de romanus, ce qui rappelle qu'à une certaine époque (16e siècle me semble-t-il), certains peuples de la région ont voulu marquer leur particularité linguistique dans un environnement slave (le Roumain est une langue romane), et pourquoi pas, se dire peut-être un peu héritiers des Romains... Le mot romantique a la même racine, puisqu'il provient à travers un périple plus ou moins compliqué (peut-être par l'Angleterre), du mot roman, lui-même issu de romanus, qui désignait une oeuvre en langue populaire (en opposition au latin).

Le mot rom, quant à lui, veut dire "homme, mari" en langue Rom, c'est-à-dire en romani (qui est plus un ensemble de langues apparentées — un "macrolangage" — qu'une langue proprement dite). Mérimée connaissait ce mot :
Dès que nous fûmes seuls, elle se mit à danser et à rire comme une folle, en chantant : «Tu es mon rom je suis ta romi»
Un des noms que se donnent les Bohémiens, Romé ou les époux, me parait attester le respect de la race pour l’état de mariage.
On a vu dans l'extrait de l'Encyclopédie qu'on soupçonnait déjà au XVIIIe siècle que les Roms n'étaient ni Egyptiens ni Bohémiens. C'est la linguistique qui a donné les premiers indices sur leurs origines. En effet, la romani est apparentée aux langues d'Inde du Nord (voir ici). Je ne sais pas si Wikipedia ne s'aventure pas un peu en disant que le mot Rom lui-même correspond directement au dieu Râma, l'un des avatars de Vishnu, mais il est certain que la parenté du lexique romani avec le sanskrit est très forte. Comme c'est souvent le cas, linguistique et génétique arrivent aux mêmes conclusions (voir ici).

Ce nouvel amalgame qu'il me semble apercevoir entre Rom et Roumain est sans doute excusable par la parenté accidentelle de ces mots. Je ne sais pas s'il est totalement innocent. La confusion est bien commode entre une majorité de Roms qui sont sur le territoire français depuis des siècles, et une minorité d'immigrés pas forcément légaux en provenance des pays de l'Est (voir aussi ici)... La grande machine à tout mélanger est en route. Et le résultat ne sent pas très bon.

A lire

21 Commentaires:

Blogger Munin a écrit...

Merci pour cet éclairage. Je me permets d'ajouter le lien vers le billet d'Eolas qui tente aussi de préciser les nuances entre les différents termes.
Billet d'Eolas

04 octobre, 2010 13:32  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Merci Munin. C'est en effet un excellent article.

04 octobre, 2010 13:34  
Anonymous Ferocias a écrit...

D'après mon Petit Robert qui date de 1985, le mot "Rom" n'existe pas.
Le dictionnaire de l'Académie française en cours (9eme édition) n'est pas encore arrivé jusque là. Dans la 8e édition (des années 1930), il n'y a pas non plus le mot Rom (d'ailleurs quand on fait une recherche, le dictionnaire renvoie à Rhum!)

04 octobre, 2010 14:24  
Anonymous chiendent a écrit...

Article très utile pour démystifier les origines de ce peuple et les vocabulaires qui fascinent et font peur tout à la fois aux gens. Mieux on connait, moins on ostracise.

04 octobre, 2010 16:06  
Anonymous Charles a écrit...

Il y a aussi les manouches, tsiganes, romanichels... beaucoup de noms aux origines diverses.

04 octobre, 2010 16:52  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Ferocias> Le mot Rom n'existe pas non plus dans le TLF.

A dire vrai je ne l'ai jamais rencontré jusqu'à ces derniers temps. L'Union romani internationale (U.R.I.) a officialisé le terme Rom (ou RRom) dans les années 70, je crois. J'ai l'impression que c'est surtout depuis quelques années qu'il émerge, peut-être grâce au relais d'organisations internationales (ONU par exemple). D'autres lecteurs sont peut-être mieux informés ?

04 octobre, 2010 19:00  
Anonymous Mancko a écrit...

En effet, la romani (au féminin) est un macro-langage qui regroupe sept groupes de dialectes différents, chacun recouvrant une zone géographique, une adaptation au territoire et à la culture locale, preuve encore que ceux que l'on regroupe administrativement comme "gens du voyage" ne voyagent pas toujours mais partagent leur culture et l'adaptent à leur lieu de vie.
Si on compare quelques-unes de ces langues apparentées, et plus spécifiquement les nombres qu'elles utilisent, on peut aussi retracer ces échanges et cette histoire de déplacements et d'installations. Par exemple, un, deux et trois se disent "yek, duy, trin" en romani standard, "jekh, duj, trin" en romani dzambazi (Macédoine), "jek, duj, trin" en romani kalderash (Roumanie)...

04 octobre, 2010 19:15  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Mancko> Merci infiniment pour ces précisions. Je vois sur votre blog que vous êtes spécialiste des systèmes numériques. Je le mets illico dans mon reader !

C'est fascinant ces racines sur deux et trois (d*, tr*), que nous partageons avec tant de langues indo-européennes...

04 octobre, 2010 19:29  
Blogger Jean Véronis a écrit...

By the way, en cherchant le flux RSS je vois que c'est un site et pas un blog. Qu'à cela ne tienne, c'est une très bonne adresse, merci !

04 octobre, 2010 19:31  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Charles> Et Zingaro, Sinti...

05 octobre, 2010 09:50  
Anonymous Marie-Christine a écrit...

Je n'y avais jamasi fait attention, mais vous me rappelez que Paul Féval, dans le Bossu, appelle Doña Cruz la gitana et non la gitane

05 octobre, 2010 14:22  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Donc vers 1850... Ca ne m'étonne pas. Le Dictionnaire de l'Académie de 1835 contient une entrée pour Bohémien (ici) mais aucune pour Gitan. En revanche on trouve des Gitans chez Loti, Montherlant, donc début 20e (cf TLF).

05 octobre, 2010 14:51  
Anonymous wobebli a écrit...

Les turcs considéraient à juste titre les byzantins (empire romain de l'est) comme des romains (rumis) pour les différencier des francs d'europe de l'ouest. Il n'est pas étonnant que les roumains se soient distingués des grecs, eux aussi byzantins, en revendiquant le nom glorieux que leur donnaient les envahisseurs. D'ailleurs, l'autre peuple de langue romane des balkans, les aroumains, s'est donné un nom similaire. Quand aux roms, étant chrétiens des balkans, ils étaient donc des roumis comme les autres pour leurs maîtres turcs. Peut être ont ils intégrés ce nom en le . Il faudrait voir quel nom(s) se donnent les roms musulmans.

05 octobre, 2010 16:48  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Je n'ai jamais entendu cette hypothèse (rom ~ roumis), mais je ne suis pas spécialiste de la question. En ce qui concerne les Roms musulmans, j'ai entendu parler de Khorakhane (diverses orthographes Xoraxane, Kharokane, Xoraxai).

05 octobre, 2010 17:01  
Anonymous wobebli a écrit...

Moi non plus je ne suis pas spécialiste de la question et je n'ai jamais entendu parler non plus de cette hypothése car je viens de la formuler à l'instant!

05 octobre, 2010 18:30  
Anonymous Lourdoueix a écrit...

Si on regarde dans les dialectes, on trouve d'autres dénominations, parmi lesquels "comédiens" (je n'en ai pas entendu d'autre durant mon enfance dans le berry) et de plus étonnants "maramiens" et même [go] que je ne saurais interpréter graphiquement.

06 octobre, 2010 01:07  
Anonymous Anonyme a écrit...

Bonjour, pour compléter côté lirica on peut citer Verdi (Il trovatore) et Puccini (dont la Bohême est déjà celle d'Aznavour).
archeol

06 octobre, 2010 18:22  
Anonymous Anonyme a écrit...

"pas forcément légaux" est-ce que la formule ne serait pas un tantinet maladroite ? Il semblait que, pour une fois, l'expression de "sans papier" faisait à peu près l'unanimité, en conciliant les tenants de la légalité et ceux de l'humanité.
"au statut malheureusement incertain" ? "" ? "pourchassés déjà par les douaniers" ? "sans papier" ? "démunis" ?

09 octobre, 2010 21:10  
Anonymous Anonyme a écrit...

"Le mot Bohémien rappelle qu'on les a cru originaires de Bohème." :

Wikipédia indique à ce propos :

"Bohémiens est utilisé à partir du XVe siècle siècle. Plusieurs auteurs rapprochent cette appellation des lettres de protection de Sigismond, empereur du Saint-Empire, roi de Hongrie et de Bohème dont se recommandent des groupes signalés à Deventer, Bruxelles, Châtillon-sur-Chalaronne et Mâcon autour des années 1420."

(http://fr.wikipedia.org/wiki/Romanichel)

10 octobre, 2010 20:11  
Anonymous Ferocias a écrit...

J'ai fait quelques recherches sur Gallica.
Dans le dictionnaire général de police administrative et judiciaire ( 1875) on trouve un dictionnaire d'argot. A "romanichel" on a "Maison où logent d'ordinaire les voleurs."
Dans le Tome 18 du dictionnaire encyclopédique de sciences médicales (1885) dirigé par A. Dechambre, le terme Tziganes renvoie encore à Bohémiens.

10 octobre, 2010 21:03  
Anonymous BLONDEAU Philippe a écrit...

UNE REFERENCE: écoutez la magnifique chanson en italien de Fabrizio de André & Ivano Fossati, KHORAKHANE, avec une cauda une langue rom chantée en langue rom par Luvi, la fille de Fabrizio, dans la version live de 98, quelques mois avant la disparition de Fabrizio. Cette chanson, écrite en hommage affectueux et respectueux au peuple rom, est pleine de subtiles références.

LA LANGUE: quant au système de numération, pour répondre à Jean Véronis, il est comparable au nôtre de "un" à "dix", mais également dans les nombres "vingt", "cent" etc. Tout n'est question que d'évolution phonétique. De nombreux autres mots trahissent l'origine indo-européenne de cette langue.

Philippe Blondeau 72

07 septembre, 2011 00:13  

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