Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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lundi, août 09, 2010

Lexique: Quelle salade !

J'ai entrepris de relire les quelques dizaines de volumes des œuvres d'Alexandre Dumas qui traînent sur les rayons de ma bibliothèque. Vaste tâche, mais j'en arrive presque à bout — et quel plaisir ! Relire l'œuvre de cet auteur monumental avec quelque quarante ans de recul et un peu de culture en plus est un exercice merveilleux. Que de choses apparaissent à l'homme mûr pourvu de patience, qui avaient échappé au jeune adolescent avide de suivre au plus vite le fil de l'aventure ! Je suis ces jours-ci dans la Reine Margot, que je relis d'un œil à peu près neuf puisque j'ai réussi à échapper au film du même nom (je ne sais donc s'il est bon ou mauvais)...


Gamin, pourtant, il m'arrivait déjà d'arrêter la lecture et d'ouvrir des dictionnaires, mais je n'avais pas encore acquis ce réflexe quasi systématique, qui m'est venu à force de flirter avec les mots. Me voici donc au début de l'aventure – du drame, faudrait-il dire, car peu de romans méritent aussi bien ce nom que celui-ci, dont la toile de fond est le massacre de la Saint-Barthelemy, qui fit paraît-il plus de morts que la Commune. Deux gentilshommes, La Mole (protestant, et futur amant de Marguerite de France) et Coconnas (catholique) se retrouvent dans la même auberge le soir où le massacre se prépare et Dumas nous décrit l'hôtelier, Maître La Hurière, en nous disant qu'il fourbit sa salade. Je n'avais honnêtement plus aucun souvenir du personnage, ni de cette phrase, mais je suppose que l'adolescent pressé que j'étais n'a pas ouvert ce jour-là le dictionnaire.

Après tout j'ai une excuse. Fourbir, c'est nettoyer, n'est-ce pas ? Rien d'étonnant dans le rôle de l'aubergiste que de nettoyer des laitues et cuire des omelettes... Je dois dire que le linguiste que je suis devenu s'y est fait encore prendre. Ce n'est que quelques chapitres plus loin, quand il s'avère que le dénommé La Hurière fait partie des massacreurs et reçoit une mauvaise balle que l'affaire m'a intrigué. Je vous la fais courte, mais on le croit mort, puis on le retrouve vivant, sauvé par sa salade, sur laquelle la balle s'est écrasée. Je pense que l'ado a zappé. Le prof était obligé de marquer une pause. Une balle arrêtée par une salade ? Même une balle tirée par une pétoire d'époque, une arquebuse, en l'occurrence, ça doit quand même traverser quelques feuilles de laitue ou de chicorée. Bingo... Le mot salade a deux sens. Hormis le légume, il désigne un casque sphérique du XVe et du XVIe siècle, ce que j'ignorais totalement.


Mon premier réflexe a été stupide. Vu la forme de l'engin (à part le protège-nuque façon Darth Vader), mon esprit faible a fait l'association saladesaladier, truc en fer renversé sur la tête. J'ai heureusement assez vite repris mes esprits, et j'ai ouvert le dictionnaire de référence, le Robert historique de la langue française, dirigé par l'estimable Alain Rey, qui m'a aussitôt appris que l'humble salade venue de la terre en cachait une autre venue du ciel. Cet homonyme provient (sans doute) du latin caelum, le ciel. Il s'est transformé en italien en celata, désignant apparemment une voûte, une coupole, puis s'est déformé en salada en passant par le provençal ou le franco-provençal, peut-être bien par contamination avec la salade comestible, qui faisait le même genre de périple linguistique à une époque proche...



Cette salade culinaire a elle-même un parcours mouvementé, puisqu'elle ne provient finalement ni de la terre ni du ciel. L'insalata était un mets composé de légumes divers, assaisonnés de sel. La métonymie a fait son œuvre, comme bien souvent dans la langue, et du plat, le mot s'est mis à désigner l'un des ingrédients. Parfois le sens originel se perd, parfois pas. En ce qui concerne la salade, il s'est gardé. C'est pour cela que le mot désigne à la fois la plante potagère et toutes sortes de plats, dont la plupart n'ont pas la moindre feuille de salade dans leur composition...

Mais le plus amusant, c'est que nos modernes rambos pourraient bien eux aussi fourbir leur salade, puisque c'est ainsi qu'il appellent l'espèce de camouflage en plastique feuillu qu'ils portent sur leur casque en kevlar :


Les mots, quelle salade ! C'est à en perdre son latin...

17 Commentaires:

Blogger Otir a écrit...

A déguster ! un régal que ce billet lexicographe.

11 août, 2010 04:54  
Anonymous Ferocias a écrit...

Hier soir j'ai lu la notice de l'Abbé Bethleem dans sa liste de romans à lire et romans à proscrire consacrée à Dumas.
Tu prends un virage dangereux:
"Malgré ses nombreuses invraisemblances, ses atteintes à la morale et au bon sens, son style à la "diable", ses erreurs et contre-sens historiques très graves, il a été et il reste encore le roi des amuseurs, l'un des romanciers dont les ouvrages sont le plus fréquemment demandés dans les bibliothèques publiques"
Rappelons que les romans d'amour de Dumas ont été mis à l'Index (22 juin 1863)

(tiens coïncidence: le code pour valider le commentaire est "banny" !)

11 août, 2010 09:18  
Anonymous marsupilamima a écrit...

épatant!

11 août, 2010 09:31  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Ferocias> Ah l'Abbé Bethléem, un personnage ! Il interdisait aussi Proust, Malraux, etc. Les familles n'avaient qu'à lire Hervé Bazin. Pour les lecteurs qui ne connaissent pas (tiens, pas de page dans Wikipedia ?), il y a un chapitre intéressant de Jean-Marie Seillan ("Les derniers feux de la critique religieuse en France: Les romans à lire et romans à proscrire de l'Abbé Bethléen") dans "Censure, autocensure et art d'écrire: de l'antiquité à nos jours" par Jacques Domenech. On peut lire le chapitre sur Google Books (ici). Merci d'être passé, Férocias, et de nous avoir rappelé ce bon vieux temps où les bigots, Abbé en tête, déchiraient les publications dévoyées dans les kiosques et où les anarchistes se vengeaient en allant mettre à sac les librairies religieuses...

12 août, 2010 08:47  
Blogger olive a écrit...

Après les salades délicieuses d'Alexandre — celles aussi, peut-être, de son Grand dictionnaire de cuisine ? —, confortons notre assiette. C'est l'exquis Cervantes qui régale :

«[Don Quichotte] s'accommoda aussi d'une rondache qu'il emprunta d'un sien ami, et, en radoubant du mieux qu'il put sa salade rompue, il avertit son écuyer du jour et de l'heure qu'il pensait se mettre en chemin, afin qu'il s'équipât de ce qu'il verrait lui être le plus nécessaire

C'est merveilleux ! parmi vos billets, il y en a un par-ci par-là que je comprends tout de suite

12 août, 2010 18:58  
Anonymous maroni a écrit...

A propos de l'Abbé Bethléem, n'est-ce pas plutôt René Bazin (Hervé étant son petit-neveu) qu'il recommandait à la lecture...quoique le prescrit du coup de fourchette de Folcoche n'aurait peut-être pas déplu à cet abbé ;)

12 août, 2010 19:40  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Merci Pièce Détachée ! Je n'avais pas souvenir de ce mot chez Cervantès. Donc le mot est allé se promener aussi en Espagne à la fin du XVIe. Faut dire que ce siècle-là était assez touristique grâce aux guerres qui ont brassé toute l'Europe... Je viens de voir que l'original est zelada, assez proche de celata (ici). En tout cas, pas ensalada !

12 août, 2010 19:48  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Maroni> Bien sûr ! mes doigts ont tapé plus vite que ma tête... C'est bien Réné de La terre qui meurt.

12 août, 2010 19:55  
Anonymous Ferocias a écrit...

@ Jean et Maroni: il s'agit en effet de René Bazin (je possède l'édition de 1928 de Romans à lire et Romans à proscrire).
On peut lire notamment au sujet des romans de René Bazin: " ils démontrent victorieusement que le roman peut être réaliste et intéressant, tout en prenant ses inspirations ailleurs que dans les milieux tarés, si chers aux écrivains à la mode". La notice (longue, elle couvre plus de 2 pages) se conclue sur Battus le lorrain avec ces mots: "roman social, montrant admirablement les ravages causés en Lorraine par les lois antireligieuses."

12 août, 2010 21:12  
Anonymous Ferocias a écrit...

@ Jean: "de nous avoir rappelé ce bon vieux temps où les bigots, Abbé en tête, déchiraient les publications dévoyées dans les kiosques"

je ne suis pas certain que les temps aient beaucoup changé. Denis Guiot a quitté la tête de la collection après la déprogrammation du roman de Nathalie Le Gendre Les Orphelins de Naja après le rachat par Fleurus de l'éditeur Mango. Ne pas parler pédophilie chez un éditeur chrétien. Eric B. Henriet, spécialiste reconnu de l'uchronie, m'a raconté qu'un très bon roman partant de l'hypothèse et si Mahomet n'avait pas quitté Médine... n'a pas trouvé d'éditeur...

12 août, 2010 21:15  
Anonymous denis a écrit...

Et le panier à salade alors ?

15 août, 2010 09:41  
Anonymous Cochonfucius a écrit...

Une des journées les plus tristes de Dumas, celle où il prit le deuil de Porthos.

16 août, 2010 10:53  
Anonymous Cochonfucius a écrit...

(retouche sur le lien)

16 août, 2010 11:07  
Anonymous Graphisme blog a écrit...

Vraiment intéressant :)

28 août, 2010 09:01  
Anonymous FrédéricLN a écrit...

Dans une récente étude sur la mobilité et la voiture, l'analyse lexicographique révélait non seulement plusieurs termes ayant rapport au vêtement (tel que diesel et polo), sinon au camouflage, et plusieurs termes ayant rapport à ce que les gens mangeaient, mais aussi "bus". Il m'a fallu un moment pour comprendre que qui a bu prend le bus.

03 septembre, 2010 15:39  
Anonymous JF a écrit...

Mais ... Comment peut-on oublier que la salade est un casque ? Suis-je le seul à me souvenir de la plupart des répliques de "Cyrano", dont bien sur les plus savoureuses, par exemple :


(Acte IV, Scène 3):

UN AUTRE [Cadet]
Oh ! manger quelque chose, -à l’huile !

CYRANO, le décoiffant et lui mettant son casque dans la main
Ta salade.

(Merci wikisource..)

05 septembre, 2010 04:33  
Anonymous Anonyme a écrit...

Super billet. J'aimerai bien un billet du même style avec targette en Français et target en ANgalis qui viennent de la même source parait-il.

01 novembre, 2010 08:07  

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