Lexique: Le tigre et le corbeau
Révélation: le Corbeau était corrézien!
Je vais vous expliquer comment j'ai fait cette extraordinaire découverte. Ca a commencé à me tracasser pendant la triste affaire du petit Grégory. Un horrible corbeau était déjà au centre de l'histoire (vous vous souvenez? "J'espère que tu mourras de chagrin, le chef..."). Mais pourquoi "corbeau"? Aucun des dictionnaires que j'avais pu consulter à l'époque ne m'avait donné la clé de l'énigme. Certes, le corbeau est souvent vu comme un oiseau de malheur dans notre culture. Déjà, la couleur... Celle du deuil. Et puis, il est censé se nourrir de charognes. Un auteur de lettres anonymes est sans doute généralement un personnage déplaisant, mais il me semblait qu'il manquait quelque part un lien sémantique avec le sinistre passereau.
Evidemment, il y a la mythologie. Ovide ne nous dit-il pas que les corbeaux étaient blancs en des temps très lointains? L'un d'eux prévint Apollon de l'infidélité de sa belle. Mal lui en prit car la malédiction d'Apollon fut terrible: c'est depuis ce temps que les corbeaux sont noirs. Mais le messager, pour funeste qu'il fût, n'était pas anonyme, et rien, à ma connaissance, ne permet de relier cette belle légende à notre moderne corbeau.
Il y avait aussi le célèbre film d'Henri-George Clouzot, le Corbeau, réalisé pendant l'Occupation, et qui dépeint l'ambiance lourde de la France de Vichy. Lâcheté, mesquinerie et délation sont au menu... Le film tourne justement autour d'une affaire de lettres anonymes.
Mais, ça ne me disait toujours pas pourquoi "corbeau"... Ce sens du mot était-il déjà attesté avant le film? est-ce le film qui l'a lancé? Mystère. Je n'en ai pas fait tout un fromage. J'avais d'autres renards à fouetter à l'époque, et j'ai un peu enterré cette histoire.
Je ne sais pas si nous avons eu d'autres affaires de corbeaux à la Une des journaux depuis le meurtre du petit Grégory. Il y a bien dû y avoir quelques petites lettres anonymes ici où là, dont on a parlé dans la presse, mais une véritable affaire nationale comme l'affaire Grégogy ou le Villepingate, je ne vois pas (peut-être me rafraîchirez-vous la mémoire!).
Du coup, je me suis replongé dans mes dictionnaires. Le sens "auteur de lettres anonymes" est évidemment mentionné dans le Trésor de la Langue Française, mais sans indication étymologique. Rien de précis non plus dans le Dictionnaire Historique de la Langue Française d'Alain Rey (ne cherchez pas, il n'est pas en ligne!), qui date cependant le sens du XXème siècle, sans plus d'indication. Il est un fait que ce sens n'est pas mentionné dans les dictionnaires anciens. J'ai vérifié dans le Furetière (1690), le Dictionnaire de l'Académie (1762), le Trévoux (1743-1752). Rien non plus au XIXème siècle, dans le Littré ou le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse. Au XIXème siècle les "corbeaux" étaient les curés en soutane...
Le mystère restait donc entier. Et puis je viens tout d'un coup de lire la solution dans le livre de l'historien Jean-Yves Le Naour: Le Corbeau - Histoire vraie d'une rumeur, paru en janvier, mais que je viens seulement d'acheter. Le film de Clouzot est inspiré d'un fait divers véritable, qui s'est déroulé dans la ville de Tulle, en Corrèze, entre 1917 et 1922. Une véritable nuée de lettres anonymes s'abat alors sur la ville: tout le monde est visé et tout le monde finit par suspecter tout le monde. On finit par inculper et juger une hystérique... La presse s'empare de l'affaire, qui tient la France en haleine pendant des semaines.
Je sens que mon ramage vous agace et que vous commencez à trouver le temps long. Ah, cette civilisation du zapping! Où est-il ce bon vieux temps où on racontait des histoires l'hiver au coin du blog? Mais vous avez raison: cela ne nous dit toujours pas pourquoi "corbeau". D'autant que l'anonyme de Tulle signait "Oeil de tigre"!
Eh bien, Jean-Yves Le Naour nous donne la réponse: lors du procès, en 1922, le journal Le Matin décrit l'accusée comme un corbeau, dans ses vêtements noirs de deuil: un "oiseau funèbre qui a replié ses ailes". C'est cette image qui, d'après Le Naour, a directement inspiré le titre de Clouzot. Le succès du film a fait le reste...
Je vais vous expliquer comment j'ai fait cette extraordinaire découverte. Ca a commencé à me tracasser pendant la triste affaire du petit Grégory. Un horrible corbeau était déjà au centre de l'histoire (vous vous souvenez? "J'espère que tu mourras de chagrin, le chef..."). Mais pourquoi "corbeau"? Aucun des dictionnaires que j'avais pu consulter à l'époque ne m'avait donné la clé de l'énigme. Certes, le corbeau est souvent vu comme un oiseau de malheur dans notre culture. Déjà, la couleur... Celle du deuil. Et puis, il est censé se nourrir de charognes. Un auteur de lettres anonymes est sans doute généralement un personnage déplaisant, mais il me semblait qu'il manquait quelque part un lien sémantique avec le sinistre passereau.
Evidemment, il y a la mythologie. Ovide ne nous dit-il pas que les corbeaux étaient blancs en des temps très lointains? L'un d'eux prévint Apollon de l'infidélité de sa belle. Mal lui en prit car la malédiction d'Apollon fut terrible: c'est depuis ce temps que les corbeaux sont noirs. Mais le messager, pour funeste qu'il fût, n'était pas anonyme, et rien, à ma connaissance, ne permet de relier cette belle légende à notre moderne corbeau.
Il y avait aussi le célèbre film d'Henri-George Clouzot, le Corbeau, réalisé pendant l'Occupation, et qui dépeint l'ambiance lourde de la France de Vichy. Lâcheté, mesquinerie et délation sont au menu... Le film tourne justement autour d'une affaire de lettres anonymes.
Mais, ça ne me disait toujours pas pourquoi "corbeau"... Ce sens du mot était-il déjà attesté avant le film? est-ce le film qui l'a lancé? Mystère. Je n'en ai pas fait tout un fromage. J'avais d'autres renards à fouetter à l'époque, et j'ai un peu enterré cette histoire.
Je ne sais pas si nous avons eu d'autres affaires de corbeaux à la Une des journaux depuis le meurtre du petit Grégory. Il y a bien dû y avoir quelques petites lettres anonymes ici où là, dont on a parlé dans la presse, mais une véritable affaire nationale comme l'affaire Grégogy ou le Villepingate, je ne vois pas (peut-être me rafraîchirez-vous la mémoire!).
Du coup, je me suis replongé dans mes dictionnaires. Le sens "auteur de lettres anonymes" est évidemment mentionné dans le Trésor de la Langue Française, mais sans indication étymologique. Rien de précis non plus dans le Dictionnaire Historique de la Langue Française d'Alain Rey (ne cherchez pas, il n'est pas en ligne!), qui date cependant le sens du XXème siècle, sans plus d'indication. Il est un fait que ce sens n'est pas mentionné dans les dictionnaires anciens. J'ai vérifié dans le Furetière (1690), le Dictionnaire de l'Académie (1762), le Trévoux (1743-1752). Rien non plus au XIXème siècle, dans le Littré ou le Grand dictionnaire universel de Pierre Larousse. Au XIXème siècle les "corbeaux" étaient les curés en soutane...
Le mystère restait donc entier. Et puis je viens tout d'un coup de lire la solution dans le livre de l'historien Jean-Yves Le Naour: Le Corbeau - Histoire vraie d'une rumeur, paru en janvier, mais que je viens seulement d'acheter. Le film de Clouzot est inspiré d'un fait divers véritable, qui s'est déroulé dans la ville de Tulle, en Corrèze, entre 1917 et 1922. Une véritable nuée de lettres anonymes s'abat alors sur la ville: tout le monde est visé et tout le monde finit par suspecter tout le monde. On finit par inculper et juger une hystérique... La presse s'empare de l'affaire, qui tient la France en haleine pendant des semaines.
Je sens que mon ramage vous agace et que vous commencez à trouver le temps long. Ah, cette civilisation du zapping! Où est-il ce bon vieux temps où on racontait des histoires l'hiver au coin du blog? Mais vous avez raison: cela ne nous dit toujours pas pourquoi "corbeau". D'autant que l'anonyme de Tulle signait "Oeil de tigre"!
Eh bien, Jean-Yves Le Naour nous donne la réponse: lors du procès, en 1922, le journal Le Matin décrit l'accusée comme un corbeau, dans ses vêtements noirs de deuil: un "oiseau funèbre qui a replié ses ailes". C'est cette image qui, d'après Le Naour, a directement inspiré le titre de Clouzot. Le succès du film a fait le reste...
Jadis en effet, cet oiseau avait l'éclat de l'argent et des plumes de neige,
au point qu'il rivalisait avec toutes les colombes immaculées
et ne le cédait ni aux oies qui, grâce à leur voix vigilante,
sauveraient un jour le Capitole, ni au cygne, ami des rivières.
Sa langue le perdit ; sa langue bavarde aidant, celui qui était
blanc est maintenant de la couleur opposée au blanc
Ovide, Métamorphoses
au point qu'il rivalisait avec toutes les colombes immaculées
et ne le cédait ni aux oies qui, grâce à leur voix vigilante,
sauveraient un jour le Capitole, ni au cygne, ami des rivières.
Sa langue le perdit ; sa langue bavarde aidant, celui qui était
blanc est maintenant de la couleur opposée au blanc
Ovide, Métamorphoses
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26 Commentaires:
Quelle histoire ! Merci !
Dans les fausses pistes mythologiques il ne faut pas non plus oublier les mythologies scandinaves dans lesquelles Huginn (symbolisant la pensée) et Muninn (symbolisant la mémoire), deux corbeaux, servaient d'informateurs et de messagers à Odin.
Enfin je dis cela, après tout, pourquoi n'y en aurait-il que pour les grecs et romains ?
Pas mieux que Christophe à dire !
Outis> Eh ben voilà, le Valhalla! Et on peut les admirer dans le ciel, me semble-t-il, dans la Grande Ourse (alias le Char d'Odin), mais je ne sais plus lesquelles sont les corbeaux (si quelqu'un sait...).
Wotan en emporte le vent!
Si on regarde bien, employé des pompes funèbres (1808), la fonction de dénonciateur n'est qu'une extension de sens. Le passage à un sens péjoratif est dû en grande partie aux histoires (Renart, La Fontaine) qui ridiculisaient le corbeau jusque là symbole de savoir.
Et le tigre?
Remarque (pénible) en passant : dommage que sur un (si bon) blog qui parle de langage, vous martyrisiez (un peu) la ponctuation française, avec des réflexes anglosaxons : en français on met normalement un espace avant les deux points ("signe double, espace double"), ainsi qu'avant le point d'exclamation (certes, en typo, c'est une espace fine) ... Cela dit, c'est vraiment du chipotage... :-)
Chipoti> Il faudra que je fasse une petite page avec une "foire aux questions", parce que cette remarque revient souvent. Voici ce que je répondais il y a quelques jours à un commentateur qui me demandait si c'était pour "faire américain":
---
Pour la typographie, hélas, ce n'est pas pour faire américain, mais parce que Blogger est un système américain, peu sensible aux autres formes de typographie... Il n'accepte pas les espaces insécables (entité HTML ), qu'il remplace automatiquement par des espaces simples. Du coup, je me retrouve avec des ponctuations isolées en début de ligne, ce qui est, à mon sens, encore plus désagréable!
Donc de deux maux, j'ai choisi le moindre...
Très intéressante histoire de glissement sémantique comme nous les aimons en français. Autre histoire, plus connue, celle des "hirondelles". On appelait ainsi, autrefois, les gendarmes à vélo, ce qui est assez charmant (plus qu '"aubergine"...). Mais les linguistes sont partagés: est-ce en raison de la courte cape noire qui volait dans les airs quand ils roulaient, ou bien tout simplement la marque des premières bicyclettes destinées à cet usage?
A la suite de votre histoire, je pencherais pour la cape, car elle aussi fait appel à l'imagination collective... Qu'en dites-vous?
bonjour, chouette histoire.
pour rappel sur la question des corbeaux au 20H ou tout simplement à la une, nous avons eu il y a deux ans le corbeau djamel sur l'affaire Allègre accusant Dominique Baudis...
Ardalia> hirondelles -- je ne sais pas quelle est la vraie version. Peut-être y a-t-il contamination des deux origines. il me semble que la bicyclette Hirondelle date des années 1890, et elle était en tout cas en service dans la police. Donc, nom de la bicyclette + silhouettes des sergents de ville = déclic lexical? En tous cas mes dictionnaires ne disent rien de précis, et je n'ai pas connaissance d'un texte qui atteste une chose ou l'autre (ou les deux).
Anonymous> Dans le cas de Djamel, y avait-il des lettres anonymes? Je me souviens d'une interview calmonieuse de dos, mais pas vraiment anonyme. L'avait-on appelé "corbeau"? Ce serait intéressant, car ça voudrait dire que le sens peut évoluer vers celui de calomniateur, de façon plus générale, pas forcément épistolaire, et pas forcément anonyme. Merci du commentaire!
Bonjour,
Juste pour info : XXe et non XXème.
Cordialement
IB
Merci, je suis bien content de savoir tout ça!
On a le bestiaire qu'on se choisi. Contrairement à nous, les anglais aiment bien les corbeaux ; Ceux de la tour de Londres sont célèbres ! Dans les années soixante la bande dessinée « Foxi » présentait deux personnages exactement inverses du Corbeau et du Renard de La Fontaine. Dans ce "Comics" Crew le corbeau abusait toujours ce nigaud de Fox le renard!
Mon corbeau à moi est sympa. Il aime voler haut contrairement aux vrais corbeaux, lesquels ne sont pas des buses ! Mais la buse a la réputation d'être encore plus stupide que le corbeau, donc mon corbeau fait du vol à voile à sa place... Peu importe les réalités, si nous devions nous y conformer les personnages animaux n'ouvriraient pas mot et le grand La Fontaine n'aurait jamais pu nous enchanter !
Croa
http://croa33.club.fr
C'est marrant, on se posait la question il y a quelques jours. On a aussi pensé au film, mais pas au journal Le Matin. Hé hé hé. Merci bien.
"Révélation: le Corbeau était corrézien!"
Allez comprendre pourquoi Jean va se retrouver perquisitionné, menotté et mis en examen dans quelques jours.
Ne dite surtout pas que vous avez passé vos vacances avec Jean Louis. (conseil d'ami...) ;-)))
Il y a bien eu cette petite affaire là, on avait vu des copies de la lettre au JT, mais on n'en parle plus trop.
http://www.argent.fr/roissy2.htm
a priori djamel, est un corbeau de la nouvelle génération des média puisqu'en lieu de lettre anonyme il a fait un témoignage à la TV anonyme (de dos)...
d'où un glissement effectif de l'utilisation de ce mot corbeau car employé pour cette affaire.
voir les archives du nouvel obs(http://archquo.nouvelobs.com/cgi/articles?ad=culture/20050120.OBS6719.html&datebase=20050121)
cependant, reste à voir si beaucoup d'autres ont qualifié Djamel de corbeau...ou si cela était une spécialité nouvelobs...
juste histoire de dire, et parce qu'on parle d'histoire et de métamorphoses:
Le corbeau et le renard de La Fontaine proviennent, comme bien des fables de cet auteur, de celles d'Esope. Et le corbeau et le renard se retrouvent également dans le Roman de Renard (inspiré d'Esope également). Mais Esope ne fait que rédiger, comme ses successeurs, et en créant une voie de transmission dérivée, des fables orales connues de tous.
Et pour sortir des mythologies indo-européennes, on pourrait dire que chez les Inuit, le corbeau était blanc à l'origine du monde, mais que dans un concours de teinture, qui a mal tourné, avec le huard, il se retrouve noir.
Une autre histoire, beaucoup plus importante dans leur mythologie, raconte la lutte verbale entre le corbeau et le renard: à l'origine des temps, seule la nuit existait. Le corbeau, qui en avait assez de se cogner aux montagnes, à voulu créer le jour, et pour cela à poussé son cri qau qau (lumière du jour en inuttitut). Le renard s'y est opposé en glapissant taaq taaq (obscurité). Et (c'est très mal raconté), l'alternance du jour et de la nuit apparu pour la première fois dans le monde.
Il y a d'autres version, où le renard demande au corbeau de parler, et où le corbeau crée le jour malgré lui au contraire, trompé par le renard.
On est loin du sujet, mais...
Bonjour Jean,
Très belle histoire, mais je suis horriblement jalouse de votre "Dictionnaire Historique de la Langue Française"...
Amicalement ;-)
Merci d'avoir laissé un mot. Effectivement, c'est un superbe ouvrage!
Entendu ce matin sur France Info : "Le corbeau serait une corneille"...puisque l'auteur des lettres anonymes pourrait bien être une femme...
Ce n'est absolument pas " trop long " (question que vous feignez de poser un peu avant la fin de votre texte). Vous racontez merveilleusement bien.
BF
Ardalia, hirondelles
Je ne sais pas très bien ce que vous appelez " autrefois ". En tout cas, en 1955, il y avait encore des " hirondelles " à Paris, c'est à dire des agents de police à cape et à képi circulant à bicyclette (on y revient) ; je ne suis pas sûr qu'il se soit jamais agi de gendarmes. Ils avaient l'avantage de leur approche silencieuse, de leur cape aux couleurs nocturnes dans les rues parisiennes encore peu éclairées, et l'on en souhaitait pas trop en renconter lorsque l'on collait des affiches séditieuses.
BF
Non seulement ce blog est très intéressant, mais en plus il a 3 semaines d'avance sur France Info : j'ai entendu hier une rubrique sur l'origine du "Corbeau"... hier seulement...
Bientôt la lecture d'Aixtal deviendra indispensable avant toute soirée mondaine ; on se sentira très cultivé à parler de certains sujets 3 semaines avant leur vulgarisation !
Et quelqu'un sait-il pourquoi dans les pays où le ciel est triste et bas les corbeaux volent sur le dos ?
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