Handicap: Village (deaf) people
Je voulais écrire quelque chose à propos de cette nouvelle[en][fr] lue dans le New York Times le 21 mars[1], mais la Constitution arrivant, les brouillons se sont entassés... Un américain, Marvin T. Miller, a conçu le projet d'un village pour sourds dans le Dakota du Sud. Dans ce village, du nom de Laurent (en hommage à Laurent Clerc, un français qui a créé la première école pour sourds aux Etats-Unis en 1817) tout sera conçu spécifiquement pour les sourds et tout le monde communiquera à l'aide de la langue des signes.
Le futur village a son site web: les plans sont terminés, et 120 familles ont déjà réservé. Les premières installations devraient sortir de terre en 2006.
Le projet n'a pas manqué de soulever un débat passionné aux Etats-Unis. Je crois que le débat n'a pas encore atteint la France, mais la Constitution Européenne a sans doute un peu obnubilé les esprits, et la nouvelle est passée à peu près inaperçue (comme plein d'autres).
Il ne faut sans doute pas regarder cet événement avec nos yeux européens. Les Etats-Unis ont une longue tradition de regroupement par communautés, religieuses ou ethniques, en particulier. Cette initiative est donc moins insolite là-bas qu'elle ne le serait ici. Elle pose néanmoins une question grave: ne risque-t-on pas de créer des sortes de "réserves" pour sourds, et à terme pour toutes les formes de handicap? L'extrapolation de ce principe à d'autres formes de handicap fait frémir: peut-on imaginer dans le futur des villes pour déficients mentaux? On se sent basculer dans un univers digne de Philip K. Dick (les amateurs de science-fiction reconnaîtront le thème de Clans of the alphane moon[en][fr])...
Nous devons nous interroger: pour en arriver à de telles extrémités, les sourds (et malentendants) ne doivent-ils pas ressentir une immense souffrance? L'isolement qui fait peur dans le projet de village pour sourds n'est-il pas déjà implanté dans le quotidien des sourds? Notre ignorance collective constitue peut-être la pire des mises à l'écart.
Sait-on qu'il y a quatre millions de sourds et malentendants sévères en France? Que parmi eux, deux millions sont sourds de naissance? Que 80% des sourds de naissance sont en situation d'illétrisme? N'entend-on pas systématiquement la réaction naïve "ils sont sourds, mais pas aveugles"? Certes, mais on n'apprend à lire qu'après avoir appris à parler. Pour les sourds de naissance les symboles alignés sur le papier ne correspondent à rien.
Le résultat est affligeant. Pour des centaines de milliers de sourds, il est imposible de lire un journal, un document administratif, de remplir des formulaires et d'assurer les démarches de la vie courante. Le handicap social et culturel est immense.
Notre société a une réponse bien molle face à cette souffrance. La langue des signes (LSF) n'est tolérée en France que depuis 1976 (si, si, elle a été interdite de 1899 à 1976!). Il faudra attendre 1991 pour que la loi Fabius reconnaisse aux parents d'enfants sourds le droit de choisir une éducation bilingue LSF/Français pour leur enfant. Ce n'est qu'au début 2005 que l'Assemblée Nationale a reconnu la LSF comme langue à part entière...
Il faudra très longtemps avant que l'on dispose d'éducateurs et d'interprètes en nombre suffisant --à supposer que l'on puisse atteindre cet idéal un jour. Si elles ne sont bien sûr pas la seule réponse, les technologies peuvent apporter une aide précieuse, notamment pour l'accès des sourds en situation de difficulté de lecture à Internet. La Mairie de Toulouse par exemple, a eu une démarche exemplaire en mettant en ligne sur son site une traduction en langues des signes avec la collaboration de WebSourd.
Mais cette technologie est coûteuse et peu flexible, car un traducteur humain doit enregistrer chaque message. Des recherches en cours essaient de mettre au point des avatars 3D qui pourraient traduire le texte en LSF en temps réel d'une manière analogue à la synthèse vocale, voire même dans un futur plus lointain assurer une traduction parole - langue des signes (voir démo).
Pour l'instant, il paraît tout à fait faisable d'avoir des outils d'aide plus limités, par exemple un utilitaire faisant apparaître une traduction en langue des signes du mot sous le curseur, à la façon des traductions proposées dans la nouvelle version de la barre d'outils Google.
De ce point de vue j'attends avec impatience l'atelier sur le traitement automatique de la langue des signes qui aura lieu vendredi dans le cadre de la conférence annuelle de l'ATALA, TALN'2005.
Si les politiques traînent des pieds et pratiquent la langue de bois, les scientifiques ne peuvent accepter le silence...
[1] Le texte est désormais dans les archives payantes du New York Times, mais il a été repris ici. Il a été également publié depuis en français dans Courrier International. Voir aussi l'article de Libération du 24 mai.
Le futur village a son site web: les plans sont terminés, et 120 familles ont déjà réservé. Les premières installations devraient sortir de terre en 2006.
Le projet n'a pas manqué de soulever un débat passionné aux Etats-Unis. Je crois que le débat n'a pas encore atteint la France, mais la Constitution Européenne a sans doute un peu obnubilé les esprits, et la nouvelle est passée à peu près inaperçue (comme plein d'autres).
Il ne faut sans doute pas regarder cet événement avec nos yeux européens. Les Etats-Unis ont une longue tradition de regroupement par communautés, religieuses ou ethniques, en particulier. Cette initiative est donc moins insolite là-bas qu'elle ne le serait ici. Elle pose néanmoins une question grave: ne risque-t-on pas de créer des sortes de "réserves" pour sourds, et à terme pour toutes les formes de handicap? L'extrapolation de ce principe à d'autres formes de handicap fait frémir: peut-on imaginer dans le futur des villes pour déficients mentaux? On se sent basculer dans un univers digne de Philip K. Dick (les amateurs de science-fiction reconnaîtront le thème de Clans of the alphane moon[en][fr])...
Nous devons nous interroger: pour en arriver à de telles extrémités, les sourds (et malentendants) ne doivent-ils pas ressentir une immense souffrance? L'isolement qui fait peur dans le projet de village pour sourds n'est-il pas déjà implanté dans le quotidien des sourds? Notre ignorance collective constitue peut-être la pire des mises à l'écart.
Sait-on qu'il y a quatre millions de sourds et malentendants sévères en France? Que parmi eux, deux millions sont sourds de naissance? Que 80% des sourds de naissance sont en situation d'illétrisme? N'entend-on pas systématiquement la réaction naïve "ils sont sourds, mais pas aveugles"? Certes, mais on n'apprend à lire qu'après avoir appris à parler. Pour les sourds de naissance les symboles alignés sur le papier ne correspondent à rien.
Le résultat est affligeant. Pour des centaines de milliers de sourds, il est imposible de lire un journal, un document administratif, de remplir des formulaires et d'assurer les démarches de la vie courante. Le handicap social et culturel est immense.
Notre société a une réponse bien molle face à cette souffrance. La langue des signes (LSF) n'est tolérée en France que depuis 1976 (si, si, elle a été interdite de 1899 à 1976!). Il faudra attendre 1991 pour que la loi Fabius reconnaisse aux parents d'enfants sourds le droit de choisir une éducation bilingue LSF/Français pour leur enfant. Ce n'est qu'au début 2005 que l'Assemblée Nationale a reconnu la LSF comme langue à part entière...
Il faudra très longtemps avant que l'on dispose d'éducateurs et d'interprètes en nombre suffisant --à supposer que l'on puisse atteindre cet idéal un jour. Si elles ne sont bien sûr pas la seule réponse, les technologies peuvent apporter une aide précieuse, notamment pour l'accès des sourds en situation de difficulté de lecture à Internet. La Mairie de Toulouse par exemple, a eu une démarche exemplaire en mettant en ligne sur son site une traduction en langues des signes avec la collaboration de WebSourd.
Mais cette technologie est coûteuse et peu flexible, car un traducteur humain doit enregistrer chaque message. Des recherches en cours essaient de mettre au point des avatars 3D qui pourraient traduire le texte en LSF en temps réel d'une manière analogue à la synthèse vocale, voire même dans un futur plus lointain assurer une traduction parole - langue des signes (voir démo).
Pour l'instant, il paraît tout à fait faisable d'avoir des outils d'aide plus limités, par exemple un utilitaire faisant apparaître une traduction en langue des signes du mot sous le curseur, à la façon des traductions proposées dans la nouvelle version de la barre d'outils Google.
De ce point de vue j'attends avec impatience l'atelier sur le traitement automatique de la langue des signes qui aura lieu vendredi dans le cadre de la conférence annuelle de l'ATALA, TALN'2005.
Si les politiques traînent des pieds et pratiquent la langue de bois, les scientifiques ne peuvent accepter le silence...
[1] Le texte est désormais dans les archives payantes du New York Times, mais il a été repris ici. Il a été également publié depuis en français dans Courrier International. Voir aussi l'article de Libération du 24 mai.
Libellés : Handicap
25 Commentaires:
Il y avantage à étudier cette communauté sourde regroupée dans un même lieu et sur plusieurs générations, puisque ce projet va se réaliser. Une expérience "in urbe" d'évolution culturelle, et pourquoi pas biologique (rêvons un peu).
De ce groupe émergeraient des talents nouveau à l'instar du film « The Village » de M. Night Shyamalan.
Il faut imaginer les Laurentiens heureux.
Deux remarques.
La première concerne le village Laurent, et je partage la curiosité de all. Notamment, comment se développeront les enfants non sourds naissant et grandissant dans ce village ? Hélas, il fait rarement bon faire partie d'une minorité, quelle que soit la majorité.
La seconde concerne la LSF : honte à moi, je ne savais pas que la langue des signes possédait elle aussi des idiomes. N'est-ce pas un peu étonnant pour une langue dont la grammaire est très réduite ?
J.V: "Si les politiques traînent des pieds et pratiquent la langue de bois, les scientifiques ne peuvent accepter le silence..."
Mais les politiques "financent" les scientifiques... non? (sur de tels sujets de recherche très spécifiques)
all et wawa, super votre idée: créer des communautés sourdes pour pouvoir les examiner!!! Et puis quoi encore?
Du calme... Je n'ai jamais préconisé de "créer des communautés sourdes pour pouvoir les examiner". Mais à partir de moment où elles existent, elles seront étudiées : ça s'appelle la sociologie.
@Jerome
Tu réagis comme un français ! Un étasunien ne se poserait pas ces questions. Le groupe existe, on l'étudie, on cherche à comprendre et à en tirer profit (le terme n'est pas diabolique là-bas)
[hors-sujet]Supprimons les frontières, ouvrons les nations, nivelons les différences, et les diverses communautés en sortiront renforcées et plus nombreuses ; c'est un besoin humain atavique, accompagné de son poison, le communautarisme[/hors-sujet]
wawa, je ne suis en rien expert en sociologie, mais quel est l'intérêt d'étudier une telle communauté artificielle? Que peut-on en tirer réellement? Les sourds communiquent plus facilement lorsqu'ils sont avec d'autres sourds. Ok, mais encore?
all, réagir comme un français serait-il péjoratif? C'est au contraire une richesse d'avoir chacun nos sensibilités et nos points de vue. Le vrai profit à tirer, serait de financer les programmes d'aménagement de nos sociétés aux contraintes des personnes handicapées plutôt que de dépenser de l'argent à les étudier dans une boite de Pettri.
"Venez chers sourds et sourdes, venez dans le monde préfabriqué que j'ai créé pour vous. Oubliez le monde extérieur et hostile, repliez-vous sur vous même, dans ce magnifique ghetto doré... Et quelques doses de soma plus tard, ils vivaient tous sourds et heureux de ne plus entendre leurs anciennes douleurs, celles de la vie dans le monde réel".
C'est vrai que Jerome réagit en "républicain français" de base, autrement dit : anti-communautariste.
Si les sourds veulent se regrouper en communautés, qu'ils ne se privent pas, la vie
est courte et eux aussi ont le droit d'en profiter, qu'importent les idéologies pseudo
égalitaires et ce que les entendants dogmatiques pensent être mieux pour eux.
Quant à qualifier une communauté d' "artificielle", c'est très condescendant et ça n'a
pas de sens, les communautés basées sur la tribu, la race, la nation et autres conneries
d'un autre age n'ont pas plus de légitimité à mes yeux.
Je ne crois d'ailleurs pas qu'il s'agisse d'un ghetto où l'on parque les sourds comme le
laisse entendre Jerome avec une mauvaise foi certaine, mais plutot un endroit créé par
les sourds eux mêmes pour les sourds ( ou entendants parlant la langue des signes j'imagine )
qui le souhaitent.
Et pour finir, le monde des entendants n'est pas plus réel que celui imaginé par les
sourds, c'est juste une question de perspective.
Commentaire un hors sujet : je suis épatée par le post sur obnubilé & co que je découvre (avec l'orthographe correcte du mot d'ailleurs). J'en ai trouvé un autre pas mal dans le même style : fuchsia/fuschia fait 16,6 % (je ne sais pas si c'est considéré comme une métathèse puisqu'on ne fait pas de différence à la prononciation).
A partir de quand on considère que l'usage l'emporte sur l'orthographe officielle ?
Enfin, petite question pour un linguiste : quand on utilise le "vous" de politesse, faut-il écrire "vous-même" ou "vous-mêmes" ? Le premier semble beaucoup plus employé mais... j'ai un doute... merci !
Je vais moi aussi réagir comme un "républicain français" de base, autrement dit : anti-communautariste.
Moi, la première chose à laquelle j'ai pensé quand j'ai lu cet article, c'est "mais c'est de la ségrégation" ! On crée des villages pour sourds, et puis quoi encore ? des villages pour les nains ? Le seul avantage, c'est que tu risques pas d'avoir un voisin venir se plaindre à ta porte que tu fais trop de bruit !
Plus sérieusement, je suis du genre à penser que la meilleure façon de surmonter son handicap, c'est de faire comme si on n'avait pas cet handicap. Aller à l'école comme les autres enfants notamment : c'est à l'école de s'adapter aux sourds, pas le contraire...
Ce n'est pas parce que c'est des sourds qui ont eu l'idée d'un village de sourds que ça crédibilise cette idée. Déjà qu'on a créé des ghettos ethniques dans les banlieues, on va pas non plus créer des ghettos médicaux... Les sourds n'ont pas plus le droit que les autres au repli communautaire !
all> je crois au contraire que le meilleur moyen de lutter contre le communautarisme est de se battre pour l'idée de la nation, qu'on soit tous, quelque soient nos origines, attirés par un même but : vivre ensemble (je sais, je suis réac ;P)
Jean, ce n'est pas possible, après un moteur de recherche sur la constitution européenne, vous êtes en train de mettre au point un générateur automatique de commentaires. Bon, l'automate n'est pas encore tout à fait au point, surtout pour les pseudos: all, wawa, toto...
Quoi qu'il en soit, si ce sont de vraies personnes qui se cachent derrière ces pseudos, je leur conseillerais tout de même d'aller faire un petit tour sur le site de la ville de Laurent, South Dakota, mais aussi d'aller faire un petit tour dans le forum où on trouve des discussions très intéressantes comme "Will Laurent be a Zoo?", et où on parle des enjeux financiers, ...
Bonne Lecture.
[citation #toto: Et pour finir, le monde des entendants n'est pas plus réel que celui imaginé par les
sourds, c'est juste une question de perspective.]
« Reality is just a point of view », disait Philip k. Dick le visionnaire, cité dans le billet de M. Véronis.
Dans le village des sourds je serais l'handicapé.
Oui VinZ, il faut lutter contre le communautarisme, mais l'idée de Nation issue de la Révolution a donné le nationalisme, chaque groupe porte en lui le germe de la conquête de l'Autre.
@Jerome je peux vous donner mon identité par message privé, je respecte toutes vos opinions.
Marianne : quand on utilise le "vous" de politesse, faut-il écrire "vous-même" ou "vous-mêmes"> Le "vous" de politesse provoque l'accord au singulier : "vous êtes venu", "vous-même". Règle encore moins respectée, il est masculin ou féminin. On écrira "vous êtes venue" à une femme.
C'est la même chose pour le "nous" d'auteur: "nous sommes persuadée" (et non "nous sommes persuadés").
De l'enchantement du paradoxe : très bel exemple de communautarisme des... anti-communautaristes :-)
Cette communauté elle est créée et voulue par les sourds. Il faudrait peut être se poser la questions du "pourquoi". Comme le dit Jean Véronis, oui, c'est d'abord d'une souffrance qu'il s'agit ! Je ne sais pas comment ça se passe aux Etats Unis, mais en France, je peux vous dire que c'est dur pour un sourd de s'intégrer.
Et j'en parle en connaissance de cause...puisque j'en suis une ! Oh j'ai bien de la chance : juste malentendante sévère, je peux faire partie autant que je veux du monde "merveilleux" des entendants, grâce à des prothèses auditives et une grande faculté de lecture labiale, j'ai fait de longues études, j'ai un super job; bref, je suis loin d'être dans un ghetto. Mais tous les jours je ressens cette segrégation diffuse quand je veux téléphoner, regarder la télé ou juste parfois communiquer: la plupart du temps quand je dis à quelqu'un, 'je suis malentendante, merci de parler plus fort', la réaction est soit un don d'invisibilité immédiat (la personne se met alors à parler à mon mari ce qui me donne envie de hurler), soit mon âge chute instantanément : la personne se met à annoner des mots simples, comme si d'un seul coup j'avais 1 ans. Et j'arrête là les exemples, innombrables des diffcultés de tous les jours. Moi aussi, par moment, par fatigue, j'ai envie de m'isoler des "entendants".
Mais, bien sûr, vous vous en doutez...je suis pour l'intégration, donc cette expérience de vie communautaire ne me semble pas une bonne idée. Par contre, pour des vacances ... ;-))
Merci Jean !
Maintenant que je le vois écrit ça me parait évident. De temps en temps un petit rappel de grammaire ne fait pas de mal...
Bonjour,
Merci d'avoir mis en évidence un problème très mal connu du public.
L'accessibilité des sites Web et la qualité des services en ligne font partie de mon univers. La prise en compte des problèmes liés aux handicaps visuels commence à faire son chemin (et c'est à encourager). Mais les problèmes liés à d'autres types de handicaps sont moins évident (le Web est un média avant tout visuel), ils sont donc souvent ignorés.
Merci à clo-lo aussi pour son témoignage :-)
Si des webmasters, des décideurs, de futurs clients d'agence Web... passent par ici, je les invite à lire cette discussion où j'évoque le billet de Jean : http://www.webmaster-hub.com/index.php?showtopic=3415&view=findpost&p=106541
Amicalement,
Monique
Merci à tous pour vos commentaires! Celui de Clo-lo est particulièrement poignant... C'est vrai: le handicapé est souvent "l'homme invisible" de notre société -- comme les Noirs dans "Invisible man" de Ralph Ellison. Comme on ne voit pas, ça ne dérange pas trop, et le monde peut continuer à tourner...
Pas pu lire quelques jours... mais merci, oui, à Cloclo. Son témoignage rejoint directement celui d'une de mes meilleures amies, malentendante sévère elle aussi. Et, même si elle a aussi un bon job, etc., elel souffre aussi d'invisibilité parfois (et de la manière, à une occasion, la plus idiote: quand elle disait à son chef - au téléphone... - de parler plus fort, il s'est mis à parler à sa collègue, laquelle n'était pas au bout du fil, bien sûr...)
Elle aussi, souvent, retire ses appareils et se déconnecte, parce que trop souvent nous manquons de prendre en compte sa surdité - même sa soeur, même moi. Quand nous sommes en groupe, il nous arrive parfois de nous laisser aller, après avoir fait attention pendant la première demi-heure, et elle ne nous suit plus, et nous ne faisons plus gaffe.
Merci de nous rappeler que nous vous oublions trop souvent.
Je suis sourde de naissance et je communique principalement en langue des signes. J’oralise également lorsque c’est nécessaire. Je suis bien dans ma peau, j’ai une activité professionnelle épanouissante et une vie familiale stable grâce à mes deux enfants entendants et mon mari sourd.
En tant que sourde, je peux comprendre le projet américain de créer un village pour les sourds. C'est un rêve pour les sourds du monde entier : vivre sans affronter au quotidien les obstacles pour accéder à TOUT. Croyez-vous que nous formerons un ghetto? Je comprends votre inquiétude mais sachez que les sourds font sans cesse le pas vers les entendants. Malgré cela, les obstacles sont là, le monde des entendants nous est difficile d’accès. Quand les entendants s’expriment, nous ne comprenons que 30% du message, grâce à la lecture labiale et à un énorme effort pour se concentrer et deviner ce qui se dit.
Mais comment nous voyez-vous ? Comme de pauvres handicapés qui n'entendent pas et qui parlent bizarrement, utilisant une langue dont la grammaire est réduite, pour citer les propos d’un internaute, témoignant d’une certaine ignorance. Pourtant, nous sommes semblables, avec, il est vrai, des différences. Nous utilisons des moyens de communication, d’expression et de perception qui ne sont pas ceux de la majorité.
Cela n'enlève en rien à notre bonheur, nous sommes nombreux à être heureux de vivre dans ce monde. Nous voudrions vivre comme vous, mais nous ne le pouvons pas. Pour nous, rien n’est simple. Avez-vous déjà pensé à la situation d’un sourd qui se retrouve devant un interphone ? !
C’est un bonheur que de nous imaginer dans un village où tout serait adapté à notre handicap! Plus besoin de répéter que nous n’avons pas compris, plus besoin de demander à parler plus lentement, plus besoin de devoir s’expliquer sur notre surdité. Aller à la poste, à la banque, à la pharmacie, en sachant que nous pourrons nous exprimer sans appréhension et même, dîner au restaurant et savoir ce qui nous attend dans notre assiette !
Essayer de vous mettre dans notre peau quelques instants : vous êtes dans un pays dont vous ne connaissez pas la langue, vous êtes malade et le médecin qui vient vous ausculter ne vous comprend pas. Vous ne comprenez pas non plus ce qu’il dit. Vous assumez alors sans comprendre la cause de votre mal. Inutile de vous demander combien votre frustration est grande !
Encore une chose, vous parlez de la tradition américaine de regrouper les gens par communautés, religieuses ou ethniques. Nous faisons partie de ces communautés car nous avons une culture et une identité propres. Alors la comparaison à l’extrapolation à d’autres formes de handicap ne me semble pas pertinente.
Je ne sais à qui m'adresser, mais je réponds au commentaire précédent puisque semble-t-il il faisait allusion à un de mes commentaires.
C'est vrai je suis ignorant de la langue des signes, et de bien d'autres choses d'ailleurs. Je vous demande pardon si mon ignorance vous a blessée.
Je découvre ce dialogue (plutôt cette polyphonie) alors que beaucoup de points de vue et d'arguments ont déjà été échangés, et je constate qu'en moins d'un mois du chemin a été fait, en particulier dans l'esprit des intervenants entendants. Ils ont pu
découvrir qu'être sourd n'est pas seulement souffrir d'un handicap mais aussi présenter une particularité communicationnelle, éprouver peut-être le sentiment d'appartenir à une communauté sourde, éprouver sans doute le sentiment d'être peu considéré par les entendants.
Je suis moi-même entendant travaillant auprès (et en collaboration) avec des sourds. L'idée du village Laurent ne me choque pas, et je trouve d'ailleurs que la communauté construite sur la base d'un langage commun n'est pas plus "artificielle" que les autres. Sinon moins.
De plus, je pense que les deux logiques (communautarisme ou intégration) ne doivent pas s'opposer aussi nettement. De fait, chacun de nous ne s'intègre à la société globale (mondiale?) que par l'intermédiaire de son appartenance à un plus ou moins grand nombre de communautés spécifiques (les familles, les cercles professionnels, les pêcheurs à la ligne, les sociétés savantes, les clubs de rencontre et que sais-je). La difficulté ne surgit que lorsque la communauté interdit à ses membres d'en fréquenter une autre.
Une autre tension dialectique, généralement moins bien repérée, se forme entre intégration et développement. Dans le cas de la surdité par exemple, l'intégration dans l'oralisme - si coûteux en énergie - risque de se faire au détriment du développement personnel. Les apprentissages et les acquisitions intellectuelles se font d'autant mieux quand la langue est un véhicule adapté. Et la langue orale est mal adaptée aux sourds, ce pourquoi ils ont inventé la LSF.
A ce propos, ce qui manque à la LSF (je vais me faire sonner les cloches) ce n'est pas la grammaire mais le vocabulaire spécialisé. En LSF, il y a moins de vocabulaire spécialisé qu'en français - pour les mathématiques, la physique, la technologie, etc... Il y a moins de locuteurs spécialisés chez les sourds, puisque leur population globale est moins nombreuse.
De ce point de vue, d'ailleurs, un village Laurent, s'il simplifie la vie quotidienne, n'atteindra pas la masse critique suffisante pour abriter des centaines de mathématiciens, d'ingénieurs, d'historiens et de philosophes sourds. Il faut un dispositif plus large, comme peut-être le net.
Amitiés à tous.
Bonjour,
Je découvre ce blog au gré du hasard (via MacDigit) et je tombe sur cette page. Déjà avant de lire le sujet sur la LSF (je suis sourd), j'avais l'intention de bookmarker votre site, et là hop avec ce sujet là, l'intention est devenue obligation ;-)
J'y reviendrai plus tard ;-)
Bonne journée,
stefhan
En lisant le billet et les commentaires notamment des personnes sourdes, je comprends qu’il y ait toujours ce rêve de ne plus être confronté aux difficultés que la société des « majoritaire » met tous les jours en travers du chemin, mais je me demandais aussi ce que deviendrait un jeune aveugle né dans ce village.
Je crois que les personnes qui ne sont pas dans « la norme majoritaire » ont besoin de lieux communautaire proche de leur identité pour souffler, pour s’encourager à se coltiner les autres.
J’accompagne, en milieu ordinaire (CFA, entreprise) des jeunes apprentis étiquetés « travailleur handicapé » avec parmis eux quelques sourds et malentendants mais principalement des jeunes n’ayant pas dépassé le niveau scolaire du CE1 et ayant été en secteur scolaire adapté, spécialisé, et depuis peu intégré … (perf, clis, UPI, SEGPA, IME, IR, …). C’est notamment le regroupement une journée par semaine par petits groupes qui leur permet de découvrir qu’ils ne sont pas seuls et surtout de communiquer sur leurs expériences et les moyens qu’ils ont mis en œuvre pour réussir à poursuivre leur formation et envisager d’y réussir. La rencontre avec ceux qui on réussit ce parcours est aussi très motivant pour eux.
A long terme on peut penser qu’ayant moins d’énergie à dépenser pour survivre ils pourront développer leurs qualités et surprendre les dits « normaux ».
Pourquoi ne peut-on pas appliquer en milieu entendant les moyens mis à la disposition des personnes malentendantes ou sourdes ? Tout le monde y gagnerait, pas seulement les sourds.
J'ai entendu dire (je n'ai pas la source sur moi, c'est une copine qui l'a appris à sa formation de secouriste) que les entendants mémorisent mieux les informations orales lorsqu'elles sont aussi transmises via un canal visuel (affichage, livres, textes lors des colloques,...), ce qui est assez logique. Si on mettait partout du sous-titrage ou de l'affichage pour les sourds, par exemple dans les trains en plus des hauts-parleurs, les entendants seraient contents d'en profiter... Parallèment, ils feraient travailler leur mémoire et, ainsi, les risques de propagation de la maladie d'Alzheimer s'estomperaient.
Je suis persuadée que les aveugles peuvent nous apporter beaucoup de choses dans la vie de tous les jours mais on les oublie trop souvent aussi, les médias n'en parlent pas du tout. C'est nous d'aller les pêcher mais il faut du temps pour cela et on n'en a pas.
Ce n'est pas l'ignorance qui nous empêche d'avancer mais notre manque de motivation, tout simplement. Famille et travail passent en premier, le reste après, ce qui est dommage.
Excusez-moi si je ne fais que débiter des remarques simplistes mais bon, je ne fais pas en faire un roman !
Le blog est très bien, bravo à son auteur !
J'oubliais une chose.
J.V. : "si, si, elle [la LSF] a été interdite de 1899 à 1976!"
Une précision : la LSF n'a pas été interdite à l'issue du Congrès de Milan même.
Il y a, en effet, eu diffamation.
Il a été décrété après le Congrès
- que les enseignants sourds soient retirés du cadre scolaire des enfants sourds
- que les cours soient enseignés oralisés et que l'enseignant utilise des signes de la LSF seulement s'il y avait besoin.
- que les sourds n'ont le droit d'utiliser les signes qu'en récréation sinon ils seraient sanctionnés (et privés de récréation).
J'ai parcouru le compte-rendu sur le Congrès de Milan à l'INJS Saint-Jacques et il s'est avéré que l'idée d'interdire la LSF n'a nullement été avancée à ce congrès.
Et c'est ensuite au fil de l'Histoire que les instituts spécialisés ont progressivement interdit la LSF aux enfants sourds.
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