Lexique: Passion d'avril
Il y a eu suffisamment de canulars douteux à travers la planète ; Jean-Paul II a eu le bon goût de ne pas nous quitter (officiellement) un 1er avril. Il faut dire que calendrier nous avait déjà fait un autre clin d'oeil : tous les médias ont noté en ce temps pascal la similitude frappante entre l'agonie du vieil homme et la Passion du Christ, chacune de ses apparitions douloureuses constituant une station de son propre Chemin de Croix. Et comme son Illustre prédécesseur, il aura subi jusqu'à la fin les moqueries et les quolibets -- il faut dire que la production vaticane a été mauvaise : playback raté, plan fixe de dos, langue de bois...
Espérons que l'Histoire ne retiendra pas les gesticulations des cardinaux qui s'ingéniaient décidément à ressembler à leur caricature des Guignols, mais qu'elle retiendra la leçon de courage extraordinaire de Karol Wojtyla. Même si l'on ne partage pas ses croyances, ni certaines de ses vues (sur le sida par exemple), il faut au moins lui reconnaître ce courage, depuis le bras de fer avec le régime communiste dans sa Pologne natale, jusqu'à son opposition à la guerre en Irak, en passant par une série de messages sur lesquels nous pouvons tous méditer :
Je laisse à d'autres le soin d'aligner des plus et des moins dans un grand registre. Pas seulement dans la blogosphère : je pense que Saint-Pierre doit déjà avoir sa calculette à la main (mais entre confrères, il doit y avoir moyen de s'arranger...). Je vais rester dans mon registre à moi, la passion pour les mots. Passion... Du latin pati, "souffrir" (que l'on retrouve aussi dans pâtir, patience). On voit bien pourquoi pour la Passion avec un grand P, mais pour moi la passion (avec un petit p) est surtout plaisir. C'est vrai, qu'elle peut aussi devenir souffrance, mais seulement en cas d'excès : la passion est un produit à consommer avec modération.
La passion des mots peut sembler bien futile par rapport à l'Original, la couronne d'épine, la flagellation, les crachats et les clous. Mais après tout, les premiers chrétiens ont montré l'exemple du jeu avec les mots. N'est-ce pas eux qui ont inventé le Poisson du Christ, un des premiers symboles de la chrétienté ? Il est vrai que l'Ancien Testament avait déjà largement montré l'exemple du jeu sur et avec les mots !
En grec, "poisson" se dit ΙΧΘΥΣ (ICHTHYS), et les premiers chrétiens en ont fait l'acronyme de Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱὸς Σωτήρ (Iesous Christos Theou Huios Soter), ce qui veut dire "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur". Il semblerait que ce symbole ait été un cryptogramme, un signe de reconnaissance secret, dans le contexte de persécution des premiers siècles, avant même le symbole de la Croix.
Ce poisson n'était certes pas celui d'avril ! L'origine du poisson d'avril est obscure. On entend beaucoup une légende (ou plutôt on la lit en boucle sur Internet) selon laquelle cette tradition remonterait à l'Edit de Roussillon pris en 1564 par Charles IX. Qui se rappelle de Charles IX (et de Henri II, François II et Henri III) ? On a dû s'endormir sur les bancs entre François Ier et Henri IV !
L'Edit de Roussillon fixait la date du début de l'année civile au 1er janvier partout dans le royaume (à ne pas confondre, comme on le voit souvent, avec le passage au calendrier grégorien, qui n'est intervenu qu'en 1582 !). Pour tourner en dérision le changement de date, les gens auraient continué à fêter à leur manière l'ancien début de l'année, le 1er avril, en s'offrant cette fois-ci de fausses étrennes : faux cadeaux, et faux poissons en particulier, pour marquer la fin du Carême, qui interdisait la viande. Il y a des variantes à cette légende, mais elle ne me semble attestée par aucun support (les lecteurs historiens peuvent me détromper !), et je me demande si ça n'est finalement pas le Poisson d'Avril du Poisson d'Avril... Tout d'abord, le début de l'année civile variait à l'époque dans les différentes régions de France, pour certaines c'était Noël, pour d'autres le 1er ou le 25 mars, pour d'autres encore Pâques (qui change chaque année), mais je ne crois pas qu'il y ait eu de régions qui faisaient démarrer l'année au 1er avril (amis historiens ?). En tous cas, les étrennes semblaient suivre partout la tradition romaine qui les organisait au premier jour de janvier (voir ici).
J'ai consulté mes vieux dictionnaires pour voir ce qu'ils disent du poisson d'avril, et c'est très intéressant (je recommande vivement les CD-ROM des éditions Redon !). Dès le XVIIIè siècle, ils mentionnent l'expression "poisson d'avril" au sens de plaisanterie, mais aucun ne parle de cadeau, d'étrennes (ou de petit poisson accroché dans le dos !). Tous parlent de promenades et démarches inutiles qu'on fait faire à quelqu'un pour se moquer de lui :
Furetière ne parle pas de plaisanterie en 1690. C'est sans doute quelque part au début du XVIIIè siècle qu'on a pris l'habitude d'envoyer les gens faire de fausses courses pour se moquer d'eux (puisque le Dictionnaire de l'Académie en parle en 1740) et non pas sous Charles IX...
Et la Passion dans tout ça ? C'est le Dictionnaire de Trévoux qui nous donne la clé de l'énigme :
Poisson du Christ, passion d'avril. La boucle est bouclée. Les mots n'en finissent pas de m'épater, et croyez-moi, cette passion n'est pas pour moi une croix bien lourde à porter...
Espérons que l'Histoire ne retiendra pas les gesticulations des cardinaux qui s'ingéniaient décidément à ressembler à leur caricature des Guignols, mais qu'elle retiendra la leçon de courage extraordinaire de Karol Wojtyla. Même si l'on ne partage pas ses croyances, ni certaines de ses vues (sur le sida par exemple), il faut au moins lui reconnaître ce courage, depuis le bras de fer avec le régime communiste dans sa Pologne natale, jusqu'à son opposition à la guerre en Irak, en passant par une série de messages sur lesquels nous pouvons tous méditer :
Je laisse à d'autres le soin d'aligner des plus et des moins dans un grand registre. Pas seulement dans la blogosphère : je pense que Saint-Pierre doit déjà avoir sa calculette à la main (mais entre confrères, il doit y avoir moyen de s'arranger...). Je vais rester dans mon registre à moi, la passion pour les mots. Passion... Du latin pati, "souffrir" (que l'on retrouve aussi dans pâtir, patience). On voit bien pourquoi pour la Passion avec un grand P, mais pour moi la passion (avec un petit p) est surtout plaisir. C'est vrai, qu'elle peut aussi devenir souffrance, mais seulement en cas d'excès : la passion est un produit à consommer avec modération.
La passion des mots peut sembler bien futile par rapport à l'Original, la couronne d'épine, la flagellation, les crachats et les clous. Mais après tout, les premiers chrétiens ont montré l'exemple du jeu avec les mots. N'est-ce pas eux qui ont inventé le Poisson du Christ, un des premiers symboles de la chrétienté ? Il est vrai que l'Ancien Testament avait déjà largement montré l'exemple du jeu sur et avec les mots !
En grec, "poisson" se dit ΙΧΘΥΣ (ICHTHYS), et les premiers chrétiens en ont fait l'acronyme de Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱὸς Σωτήρ (Iesous Christos Theou Huios Soter), ce qui veut dire "Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur". Il semblerait que ce symbole ait été un cryptogramme, un signe de reconnaissance secret, dans le contexte de persécution des premiers siècles, avant même le symbole de la Croix.
Ce poisson n'était certes pas celui d'avril ! L'origine du poisson d'avril est obscure. On entend beaucoup une légende (ou plutôt on la lit en boucle sur Internet) selon laquelle cette tradition remonterait à l'Edit de Roussillon pris en 1564 par Charles IX. Qui se rappelle de Charles IX (et de Henri II, François II et Henri III) ? On a dû s'endormir sur les bancs entre François Ier et Henri IV !
L'Edit de Roussillon fixait la date du début de l'année civile au 1er janvier partout dans le royaume (à ne pas confondre, comme on le voit souvent, avec le passage au calendrier grégorien, qui n'est intervenu qu'en 1582 !). Pour tourner en dérision le changement de date, les gens auraient continué à fêter à leur manière l'ancien début de l'année, le 1er avril, en s'offrant cette fois-ci de fausses étrennes : faux cadeaux, et faux poissons en particulier, pour marquer la fin du Carême, qui interdisait la viande. Il y a des variantes à cette légende, mais elle ne me semble attestée par aucun support (les lecteurs historiens peuvent me détromper !), et je me demande si ça n'est finalement pas le Poisson d'Avril du Poisson d'Avril... Tout d'abord, le début de l'année civile variait à l'époque dans les différentes régions de France, pour certaines c'était Noël, pour d'autres le 1er ou le 25 mars, pour d'autres encore Pâques (qui change chaque année), mais je ne crois pas qu'il y ait eu de régions qui faisaient démarrer l'année au 1er avril (amis historiens ?). En tous cas, les étrennes semblaient suivre partout la tradition romaine qui les organisait au premier jour de janvier (voir ici).
J'ai consulté mes vieux dictionnaires pour voir ce qu'ils disent du poisson d'avril, et c'est très intéressant (je recommande vivement les CD-ROM des éditions Redon !). Dès le XVIIIè siècle, ils mentionnent l'expression "poisson d'avril" au sens de plaisanterie, mais aucun ne parle de cadeau, d'étrennes (ou de petit poisson accroché dans le dos !). Tous parlent de promenades et démarches inutiles qu'on fait faire à quelqu'un pour se moquer de lui :
Dictionnaire de l'Académie (1740)
Engager quelqu'un à faire quelque démarche inutile, pour avoir lieu de se moquer de lui. On lui a donné un poisson d'Avril.
Dictionnaire de l'Académie (1762)
On dit proverbialement, Donner un poisson d'Avril, pour dire, Engager quelqu'un à faire quelque démarche inutile, pour avoir lieu de se moquer de lui. On lui a donné un poisson d'Avril. Cette mauvaise plaisanterie ne se fait que le premier jour d'Avril.
Dictionnaire de Trévoux (1743, 1752)
En France on dit, faire manger du poisson d'Avril ; pour dire tourmenter quelqu'un en lui faisant faire différentes courses.
Dictionnaire Critique de l'Abbé Féraud (1787)Mais les dictionnaires nous livrent d'autres choses bien intéressantes. Dès 1640, Antoine Oudin nous dit dans ses Curiositez françoises ("Recueil de plusieurs belles propriétez, avec une infinité de proverbes et quolibets pour l'application de toutes sortes de livres") :
Doner un poisson d'Avril à quelqu'un ; lui faire faire différentes courses inutiles. Cette mauvaise plaisanterie n'a lieu que le premier d'avril.
Curiositez françoises d'Antoine Oudin (1640)Et tous les autres confirment. Ce n'est pas n'importe quel poisson, le Poisson d'avril, c'est le maquereau. Et ce mot avait déjà son double sens à l'époque ! Dès 1606, Jean Nicot nous l'explique :
Poisson d'Avril, i. " macquereau. Parce que d'ordinaire les macquereaux se prennent et se mangent environ ce mois là. "
Le Thrésor de la langve francoyse (Jean Nicot, 1606)Il se trouve que dès le XVIème siècle on appelait "poisson d'avril" quelqu'un (un laquais généralement), que l'on chargeait d'apporter un billet galant -- qui jouait donc le rôle d'entremetteur. Avril est en plus le mois de Vénus...
Maquereau, m. acut. Solicitator, Leno, Aquariolus, (ab Aquariolus m litera praeposita, quasi maquariolus) Productor, Perductor. Machar verbum Hebraeum, id significat quod Vendere. De ce verbe vient le mot François Maquereau, pro lenone, quasi Macareau. Est enim lenonum puellas vendere amatoribus, & earum corpora pretio prostituere. [...]
Dictionnaire d'Antoine Furetière (1690)Emile Littré cite les "Nouvelles récréations" de Bonaventure Des Périers, parues de façon posthume en 1558 -- c'est consultable chez Gallica (je me moque parfois, mais c'est quand même un bel outil) : "Elle dit à un petit poisson d'avril qu'elle avoit auprès de soi : Va-t'en suivre ce gentil-homme..." Coquine !
On appelle Poisson d'Avril, un poisson de figure longue & menuë dont on fait une pesche fort abondante en cette saison, qu'on nomme autrement Maquereau : & parce qu'on appelle du même nom les entremetteurs des amours illicites, cela est cause qu'on nomme aussi ces gens-là Poissons d'Avril
Furetière ne parle pas de plaisanterie en 1690. C'est sans doute quelque part au début du XVIIIè siècle qu'on a pris l'habitude d'envoyer les gens faire de fausses courses pour se moquer d'eux (puisque le Dictionnaire de l'Académie en parle en 1740) et non pas sous Charles IX...
Et la Passion dans tout ça ? C'est le Dictionnaire de Trévoux qui nous donne la clé de l'énigme :
Dictionnaire de Trévoux (1743, 1752)Voilà qui explique tout ! L'idée de parcours sous la moquerie des autres est bien celle de la Passion.
On appelle Poisson d'Avril, un poisson de figure longue & menue, dont on fait une pêche fort abondante en cette saison, qu'on nomme autrement Maquereau : & parce qu'on appelle du même nom les entremetteurs des amours illicites, cela est cause qu'on nomme aussi ces gens-là, Poissons d'Avril. Les Espagnols disent en proverbe Março ventoso, y Abril lluvioso, sacan a Mayo hermoso, Mars venteux, Avril pluvieux, font Mai joyeux ; & en France on dit, faire manger du poisson d'Avril ; pour dire tourmenter quelqu'un en lui faisant faire différentes courses. Le mot poisson se met ici pour passion, par corruption, & le proverbe est fondé sur une allusion froide à la passion de notre Seigneur Jesus-Christ, qui arriva vers le mois d'Avril, & même le 3e d'Avril, en supposant, comme je le crois vrai, que l'ère commune est la véritable ère de Jesus-Christ.
Poisson du Christ, passion d'avril. La boucle est bouclée. Les mots n'en finissent pas de m'épater, et croyez-moi, cette passion n'est pas pour moi une croix bien lourde à porter...
14 Commentaires:
Chapeau bas pour ce post. Ca fait du bien de s'instruire un peu grâce aux Blogs. :) :) :)
Clandestina
http://www.20six.fr/ClandestinaRBemba
S'instruire un peu en effet, et même beaucoup, et tout cela en s'amusant... La boucle est bouclée et la promenade nous ramène à l'entrée du jardin. Il ne suffit pas d'être passionné pour être passionnant, mais souvent ça aide !
chapeau bien bas :)
Merci, vous êtes gentils... Je me demandais en commençant ce blog si ça intéresserait quelqu'un que je dise tout haut ce que je pense tout bas dans mon obscur travail de recherche quotidien. Apparemment, oui : il y a au moins quelques internautes aussi fous que moi. Mais le plus étonnant c'est tout ce que j'apprends à travers les commentaires des uns et des autres, et à travers vos liens. Ca c'est nouveau pour moi -- je me dis que l'Université dont je rêve ça ressemble à quelque chose comme ça. Merci à tous, vraiment.
Bravo le fou.
Comme on dit que l'on vit dans un monde de fous, ce sont eux qui sont les rois.
Il y a malheureusement différentes sortes de fous. S'il n'y avait que l'espère "fou de culture", ce monde se nommerait "Paradis".
Hélas, il y a les autres....
Oui bravo pour ces billets toujours pertinents et intéressants!
Je lis tous les articles depuis la parution du lien de l'index google sur PC-INpact :-)
D'ailleurs, le nombre de lecteurs réguliers s'est il accru depuis toutes ces parutions sur des sites à influence ? (Le site de stats m'est inaccessible)
SiteMeter ne donne qu'un décompte global des visiteurs "uniques" chaque jour (c'est-à-dire sans compter les accès multiples d'une même personne), mais il n'y a pas moyen de savoir si certains visiteurs sont réguliers. La parution sur PCInpact a été l'occasion de ce que j'ai appelé une rave géante, quatre ou cinq mille visiteurs d'un coup, mais tout est revenu aussitôt à la normale, comme si rien ne s'était passé. Si on enlève ce pic sur les stats, on obtient une courbe qui progresse tout doucement depuis janvier, et qui tourne vers les 400 visiteurs "uniques" par jour, un peu moins les week-ends. Je ne suis pas un obsédé des stats (je n'ai rien à vendre), ça me va très bien comme ça... Ce qui me touche ce sont surtout les commentaires, amicaux ou critiques, que ce soit ici même ou sur d'autres blogs. Et puis j'ai quand même la satisfaction d'avoir fait remuer le dieu Godgle, qui s'agite depuis février pour effacer les incohérences que j'ai dénoncées. Vanités des vanités !
merci pour ce blog ,j'y reviendrai ,je t'ai répondu sur le blog Emmaus et moi .0 bientôt de te lire "Rabelais"
Bonjour Rabelais, merci de cette visite. J'avais vu dans ton profil que tu était aussi un passionné de langage. Je mets un lien cliquable vers ton site, que je recommande à tous ceux qui admirent votre action : "Emmaüs et moi".
Merci pour ces explications. J'aime beaucoup de genre de Blog.
Je ne sais pas comment tu vas prendre la comparaison mais ce blog est au langage, ce que Onversity est à la science.
J'aime beaucoup le ton critique (au sens neutre) des ce genre d'articles.
Du vrai raisonnement scientifique en fait !
La comparaison me flatte ! Mais je me sens bien petit face à un site comme Onversity... Ca se fera peut-être petit à petit, avec d'autres. J'ai un projet de glossaire, par exemple, qui ressemble un peu au dico d'Onversity, et qui va se mettre en place avec l'Atala (http://www.atala.org). A suivre... Merci en tous cas !
eh non, après vérification rapide, je ne trouve pas de région de France ou de Navarre dont l'année eût commencé un premier avril. ;-)
Merci pour la précision, Zid ! Je savais qu'il y avait des historiens dans la salle ;-)
Bravo pour cette étude sur la Passion d'avril.
J'ai appris beaucoup de choses!
Vous pouvez consulter le site de notre association "Passion d'avril"... qui évoque autrement le sujet...
http://passiondavril@free.fr
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