Lexique: Glissance et pénétrance
Il y a quelques jours, les correcteurs du Monde épinglaient un usage malheureux du mot glissance sous la plume (?) d'un journaliste :
En fait, le mot glissance existe bien, c'est le contraire, en quelque sorte, de l'adhérance adhérence (quel cauchemar l'orthographe française !). C'est tout à fait sérieux, il ne faut pas que les avions dérapent sur les pistes, que les véhicules partent en tête à queue sur les autoroutes, que les piétons se cassent la figure sur les sols mouillés, etc. Il y a même un Instrument de Mesure Automatique de la Glissance (IMAG) digne de Gaston Lagaffe :
D'ailleurs le mot est cité par le TLFI, le Petit Larousse, et on peut vérifier, à l'aide du moteur de recherche du Monde.fr, qu'il a été utilisé six fois dans ce journal depuis 1987. Evidemment, Yahoo confirme : 830 occurrences dans les pages francophones. Quant à Google, eh bien j'abandonne : une recherche sur tout le Web donne 537 résultats, et une recherche restreinte aux pages francophones en donne 1290. Il y a plus de pages francophones que de pages au total, bravo Google ! Mais ce n'est pas la première invraisemblance que je relève sur ce moteur et sans doute pas la dernière (voir ici par exemple), et je me demande combien de temps il arrivera à garder sa prédominance...


Ce qui est étrange, c'est seulement l'irruption d'un terme de physique très spécialisé dans une nouvelle pour le grand public. Le journaliste a sans doute repris telle quelle la dépêche d'ADP, apparemment sans vraiment la comprendre complètement, car si on lit bien, elle dit exactement le contraire de ce qu'elle voudrait dire (et que nous comprenons à la lecture !) : il ne faut pas que ça glisse trop pour les gros porteurs, donc il ne faut donc certainement pas que le coefficient de glissance soit élevé.
Mais cette explication ne me suffit pas. Jargon et termes techniques émaillent la prose que nous lisons quotidiennement sans que nous ressentions ce curieux décalage que provoque ce mot glissance, et qui nous donne ce sentiment (à tort ici), de "parler moche".
A mon avis, si nous ressentons un malaise par rapport à ce terme, c'est parce qu'il crée une... dissonance. Il se trouve qu'il existe pour glissance un concurrent bien plus fréquent, glissement, et en quelque sorte, il y a compétition entre ces deux mots dans nos petites têtes. Notre cerveau est très sensible aux fréquences dans la langue (voir ce billet). On attend glissement, on a glissance. Nos neurones protestent.
Dans le cas de glissance, il faut bien les deux mots. Le glissement, c'est l'action de la chose qui glisse, la glissance, c'est l'état de la surface où l'on glisse. Dans d'autres cas, c'est simplement du parler moche, ou de la charlatance. Cela fait très intellectuel. On change la finale et on a inventé une nouvelle notion...

Je me suis livré à une petiteexpériance expérience à la recherche d'autres mots moches en -ance. Je suis parti d'un lexique de 5000 verbes français, abaisser, abandonner, abasourdir, abattre, etc., et j'en ai listé les participes présents : abaissant, abandonnant, abasourdissant, abattant, etc. A partir de cette liste, j'ai généré les formes en -ance correspondantes : abaissance, abandonnance, abasourdissance, abattance, etc. (je sens déjà une certaine dissonance qui vous assaille, cher lecteur, à la lecture de ces mots...). C'est facile : enlever -ant, ajouter -ance. Parmi ces mots, il n'y avait plus qu'à vérifier dans mon lexique s'il existe un nom concurrent en -ment (c'est un tout petit peu plus compliqué, car il faut gérer les alternances, du type agaçance/agacement, etc.). Il y a justement un tel concurrent pour abaissance (abaissement), abandonnance (abandonnement), abasourdissance (abasourdissement), abattance (abattement), etc. mais pas pour d'autres comme abondance, accoutumance, alliance, alternance, etc.
C'est la première liste qui m'intéresse ! De cette liste, j'ai retiré tous les mots donnés comme entrée principale dans le TLFI, comme accroissance (concurrent d'accroissement) [note : glissance n'est pas une entrée, mais une sous-entrée de glisser].
Il me reste une liste de 475 mots en -ance qui ont un concurrent en -ment. De bons candidats si vous voulez parler moche ! J'aime bien personnellement aboyance (qualité de certains hommes politiques hargneux ?), affalance (le stade suivant de la nonchanlance...), l'amusance (propriété de ce blog, j'espère !), etc.
Reste à voir ce qui est réellement attesté dans la pratique. J'ai utilisé pour cela Yahoo! pages francophones (comme dans ce précédent billet)...
141 mots parmi ces 475 ont déjà été utilisés sur le web. Voici les 40 premiers (voir la liste complète) :
J'ai mis en brun les mots qui apparaissent comme sous-entrée dans le TLFI.
Il faut trier un peu : Boisance est un nom propre (une société), Armance un prénom. Croisance semble être plutôt une faute d'orthographe sur croissance. Pour raisonnance, on peut se demander si c'est un jeu de mot sur raisonner ou une faute d'orthographe sur résonance (probablement un peu des deux). Les cas tordus sont en italiques.
Mais à part ça, les résultats sont assez intéressants. J'ai été surpris, car parmi ces nouveaux (?) mots, il y en a que je ne trouve pas moches du tout (mais bien sûr on peut contester, tout est affaire de goût et de jugement). Certains me semblent même tout à faits banals et déjà entendus mille fois, comme flamboyance, rayonnance, chatoyance. C'est curieux que ces mots ne soient pas dans le TLFI. Il y a aussi du moche, et même du très moche selon moi. Mon "préféré" dans le style, c'est l'enseignance. Du vrai, du beau jargon des sciences de l'éducation !

Et la pénétrance ? En physique, on peut certainement dire que glissance et pénétrance sont corrélées... mais je sens qu'on glisse sur l'axe du X. Restons dans la bienséance. Il faudrait cependant regarder aussi les concurrents en -tion (et aussi sans doute en -age, -ure, etc.). Voilà de bons projets pour nos étudiants ! Et je crois que cette petite étude nous montre une fois de plus les richesses que l'on peut tirer du Web. Une vrai mine pour les linguistes et les lexicographes...
En tous cas, j'espère que je ne vous ai pas ennuyés avec cette longue jactance !
Selon Aéroports de Paris, "seuls les petits porteurs pouvaient décoller d'Orly en début de matinée, le coefficient de glissance étant insuffisant pour les gros porteurs."Extravagance, déviance ? "Parler moche" ou subtile figure d' "écrivance" ? Après tout Roland Barthes n'a pas eu peur de "parler moche" lui aussi en inventant ce dernier mot ! Et il a eu un bon coefficient de lecturance...
En fait, le mot glissance existe bien, c'est le contraire, en quelque sorte, de l'
D'ailleurs le mot est cité par le TLFI, le Petit Larousse, et on peut vérifier, à l'aide du moteur de recherche du Monde.fr, qu'il a été utilisé six fois dans ce journal depuis 1987. Evidemment, Yahoo confirme : 830 occurrences dans les pages francophones. Quant à Google, eh bien j'abandonne : une recherche sur tout le Web donne 537 résultats, et une recherche restreinte aux pages francophones en donne 1290. Il y a plus de pages francophones que de pages au total, bravo Google ! Mais ce n'est pas la première invraisemblance que je relève sur ce moteur et sans doute pas la dernière (voir ici par exemple), et je me demande combien de temps il arrivera à garder sa prédominance...


Ce qui est étrange, c'est seulement l'irruption d'un terme de physique très spécialisé dans une nouvelle pour le grand public. Le journaliste a sans doute repris telle quelle la dépêche d'ADP, apparemment sans vraiment la comprendre complètement, car si on lit bien, elle dit exactement le contraire de ce qu'elle voudrait dire (et que nous comprenons à la lecture !) : il ne faut pas que ça glisse trop pour les gros porteurs, donc il ne faut donc certainement pas que le coefficient de glissance soit élevé.
Mais cette explication ne me suffit pas. Jargon et termes techniques émaillent la prose que nous lisons quotidiennement sans que nous ressentions ce curieux décalage que provoque ce mot glissance, et qui nous donne ce sentiment (à tort ici), de "parler moche".
A mon avis, si nous ressentons un malaise par rapport à ce terme, c'est parce qu'il crée une... dissonance. Il se trouve qu'il existe pour glissance un concurrent bien plus fréquent, glissement, et en quelque sorte, il y a compétition entre ces deux mots dans nos petites têtes. Notre cerveau est très sensible aux fréquences dans la langue (voir ce billet). On attend glissement, on a glissance. Nos neurones protestent.
Dans le cas de glissance, il faut bien les deux mots. Le glissement, c'est l'action de la chose qui glisse, la glissance, c'est l'état de la surface où l'on glisse. Dans d'autres cas, c'est simplement du parler moche, ou de la charlatance. Cela fait très intellectuel. On change la finale et on a inventé une nouvelle notion...

Je me suis livré à une petite
C'est la première liste qui m'intéresse ! De cette liste, j'ai retiré tous les mots donnés comme entrée principale dans le TLFI, comme accroissance (concurrent d'accroissement) [note : glissance n'est pas une entrée, mais une sous-entrée de glisser].
Il me reste une liste de 475 mots en -ance qui ont un concurrent en -ment. De bons candidats si vous voulez parler moche ! J'aime bien personnellement aboyance (qualité de certains hommes politiques hargneux ?), affalance (le stade suivant de la nonchanlance...), l'amusance (propriété de ce blog, j'espère !), etc.
Reste à voir ce qui est réellement attesté dans la pratique. J'ai utilisé pour cela Yahoo! pages francophones (comme dans ce précédent billet)...
141 mots parmi ces 475 ont déjà été utilisés sur le web. Voici les 40 premiers (voir la liste complète) :
Mot | Fréquence | Mot | Fréquence |
---|---|---|---|
gouvernance | 661000 | confinance | 54 |
traitance | 565000 | roulance | 50 |
boisance | 3940 | déferlance | 47 |
armance | 2300 | rassemblance | 41 |
flamboyance | 2070 | désistance | 37 |
raisonnance | 1750 | foisonnance | 36 |
glissance | 830 | apaisance | 35 |
pétillance | 672 | repliance | 34 |
battance | 654 | éloignance | 34 |
croisance | 621 | acquittance | 32 |
chatoyance | 527 | ondoyance | 31 |
encombrance | 389 | larmoyance | 30 |
rayonnance | 292 | éblouissance | 29 |
pliance | 279 | débordance | 28 |
parlance | 231 | payance | 27 |
environnance | 227 | crissance | 23 |
déchirance | 157 | commandance | 23 |
verdoyance | 79 | craquance | 22 |
scintillance | 59 | rendance | 21 |
accompagnance | 59 | amusance | 21 |
J'ai mis en brun les mots qui apparaissent comme sous-entrée dans le TLFI.
Il faut trier un peu : Boisance est un nom propre (une société), Armance un prénom. Croisance semble être plutôt une faute d'orthographe sur croissance. Pour raisonnance, on peut se demander si c'est un jeu de mot sur raisonner ou une faute d'orthographe sur résonance (probablement un peu des deux). Les cas tordus sont en italiques.
Mais à part ça, les résultats sont assez intéressants. J'ai été surpris, car parmi ces nouveaux (?) mots, il y en a que je ne trouve pas moches du tout (mais bien sûr on peut contester, tout est affaire de goût et de jugement). Certains me semblent même tout à faits banals et déjà entendus mille fois, comme flamboyance, rayonnance, chatoyance. C'est curieux que ces mots ne soient pas dans le TLFI. Il y a aussi du moche, et même du très moche selon moi. Mon "préféré" dans le style, c'est l'enseignance. Du vrai, du beau jargon des sciences de l'éducation !

Et la pénétrance ? En physique, on peut certainement dire que glissance et pénétrance sont corrélées... mais je sens qu'on glisse sur l'axe du X. Restons dans la bienséance. Il faudrait cependant regarder aussi les concurrents en -tion (et aussi sans doute en -age, -ure, etc.). Voilà de bons projets pour nos étudiants ! Et je crois que cette petite étude nous montre une fois de plus les richesses que l'on peut tirer du Web. Une vrai mine pour les linguistes et les lexicographes...
En tous cas, j'espère que je ne vous ai pas ennuyés avec cette longue jactance !
11 Commentaires:
Passionnant, si, si, j'ai tout lu.
Merci pour ce traité ébouriffant, et pour la découverte du blog des correcteurs du monde.
"Et en tous cas, cette petite étude nous montre une fois de plus les richesses qu'il y à tirer du Web. Une vrai mine pour les linguistes et les lexicographes..."En effet, je m'incline.
Pardon, je voulais écrire que vos arguments me mettent en inclinance.
;-)
J'adore, définitivement j'adore !
Cependant, 2 petites choses (qui n'enlevent rien à la qualité de l'article) :
1/ Roland Barthes n'a pas eu peur de "parler moche" -> erreur dans le lien (pointe vers "http://www.blogger.com/%20http://www.dicomoche.net/" au lieu de "http://www.dicomoche.net/")
2/ "une recherche sur tout le Web donne 537 résultats, et une recherche restreinte aux pages francophones en donne 1290. Il y a moins de pages francophones que de pages au total, bravo Google !" -> C'est le contraire non ? "Il y a plus de pages francophones que de pages au total"
A+ et continuez comme cela
Toujours aussi instructif et étonnant
Tant qu'à parler du web, qu'en est il de la téléchargeance ?
A quoi est ce que l'on pourrait voir que la téléchargeance d'un site est bonne ou mauvaise ? Est ce que ce ne serait pas la meme chose que la bande passante ?
Ou devrais je dire la passance de la bande ??? ça ne fait pas tres interactif tout ça :-)
Merci pour tous ces commentaires, j'ai de la chance ! (et j'ai corrigé les bugs, merci Gnocchi).
Téléchargeance : excellent ! Je n'avais pas le verbe télécharger dans mes 5000... Quant à la bande passante, ça reste en rapport avec la pénétrance, si vous êtes familiers avec l'antistrophe ;-)
Je demande présentement et solemnellement la permission d'utiliser les mots flamboyance, rayonnance, chatoyance et pétillance qui m'ont instantanément ravie. La parlance pourrait être notre capacité d'expression. L'éloignance, celle de prendre nos distances. Et la foudroyance celle de tomber amoureux, bien sûr... Parmi tous ces mots-moches, il y a suffisamment de mots-beaux !
PS : Aix est-il dans un autre fuseau horaire que Paris ? Il est 14 h 26 et la fenêtre commentaires indique "5.26 AM "...
> Je demande présentement et solemnellement
Allez, accordé ! Je vous faire.. confance pour les utiliser avec pertinence, car vous savez qu'écrire c'est vivre, et donc... qu'écrire bien, c'est vivre bien ;-)
> Quant à Google, eh bien j'abandonne : une recherche sur tout le Web donne 537
> résultats, et une recherche restreinte aux pages francophones en donne 1290.
Peut-être que Google s'impose de répondre au bout d'un temps fixe donné et non pas après avoir parcouru tout son index ? Peut-être aussi que selon le mot demandé Google n'a peut-être pas encore fabriqué d'index global sur toutes les pages ? Peut-être donc que les premières fois qu'une recherche est lancée sur certains mots, elle coûte simplement plus en temps lorsque l'on demande d'analyser toutes les pages du Web que juste sur les pages francophones ? Sept mois plus tard, en tout cas pour "glissance", les résultats ne sont plus du tout les mêmes et paraissent cohérent... comme si la création d'un index global pour ce mot avait été terminé ?
Christian> Non, c'était plus compliqué. J'ai tout expliqué là. Effectivement, à la suite de mon étude (qui a fait pas mal de bruit) ils ont (au moins partiellement) corrigé!
Votre article sur l'ahurissante "glissance" semble être passé à côté de l'effondrante "consultance", désignant l'activité du "consultant" - du conseiller, en français - selon le CSTB et même selon quelques universités françaises qui délivrent des diplômes de "consultance".
Cordialement,
Miss LF
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