Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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mercredi, février 16, 2005

SMS: Nomina Sacra

Du "texto" au Ier siècle ?

C'est ce que pourrait laisser penser le fragment de papyrus ci-dessous, acheté à un marchand égyptien en 1934, et connu sous le nom de papyrus d'Egerton 2.

Cliquer pour voir l'image dans son contexte original.

Ce fragment est fascinant, car c'est l'un des plus anciens manuscrits de la chrétienté (on estime qu'il date de la fin du Ier siècle ou au plus tard du début du second). Il fait partie d'un évangile apocryphe, c'est-à-dire l'un des textes qui n'ont pas été retenus lors de la construction du canon par l'Eglise (bien plus tard, au IVè siècle). Il est antérieur aux plus anciens fragments connus des évangiles (Marc, Matthieu, Luc, Jean) retenus dans le canon.

Les deux petits rectangles colorés indiquent des abréviations : le premier rectangle contient les lettres ΚΣ, abréviation de ΚΥΡΙΟΣ (kyrios = seigneur) et le second, ΙΗ, abréviation de ΙΗΣΟΥΣ (iésous = Jésus). Pour bien marquer qu'il s'agit d'une abréviation, les lettres sont surmontées d'une barre horizontale.

Bien sûr, on peut se douter que le papyrus était un matériau coûteux, et qu'il convenait d'optimiser l'espace. Les abréviations semblent exister depuis l'invention de l'alphabet par les phéniciens, et peut-être même depuis les débuts de l'écriture. Mais si l'on regarde attentivement l'usage qui en était fait par les premiers chrétiens, il est très différent de ce qu'on peut observer par exemple chez les moines du Moyen-Âge, qui économisaient manifestement le parchemin (encore plus coûteux que le papyrus), entre autres à l'aide des "notes tironiennes" (inventées par Tiron, esclave affranchi de Cicéron, pour retranscrire les discours de celui-ci au Sénat). Dans le papyrus d'Egerton 2, le "taux de compression" (si on peut se permettre cet anachronisme) est très faible ! Le scribe aurait pu abréger bien d'autres mots. Il suffit de comparer avec le taux de compression de ce texte médiéval (Saint-Thomas d'Aquin, 1286) :


Cliquer pour voir l'image dans son contexte original.

Cette ligne comprend les mots : modo ipsius; et ideo non habent rationem satisfactionis, sed vindica(tionis) ! Pratiquement chaque mot est compressé.

Rien de tel dans Egerton (et dans les anciens papyrus chrétiens). Le scribe se contente d'abréger une petite liste de mots sacrés, Seigneur, Jésus, Jérusalem, croix, etc. C'est pour cela que ce système d'abréviation a reçu le nom de nomina sacra.

Ne retrouve-t-on pas là le double besoin qui se fait sentir dans l'écriture "texto" : gagner de la place, sans doute, mais aussi marquer son appartenance à une tribu, à un groupe à part ? Il y avait très probablement un tel sentiment chez les premiers chrétiens, comme nous le rappelle l'étymologie du mot église : du grec ek - klesia, "qui a été appelé hors de"...

5 Commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit...

Jolie analyse, j'apprécie en connaisseur.
Les nomina sacra , formes abrégées des principaux termes utilisés chez les Chrétiens pour désigner Dieu, sont en effet fascinants. Il semble bien que les nomina sacra soient apparus dans les milieux judéo-chrétiens d'Alexandrie, non pour des raisons de "compression" en effet, mais probablement pour exprimer l' "inexprimable tétragramme" , le Nom sacré, en le mettant en avant de la sorte. Je ne suis pas sur cependant qu'on puisse parler de signes identifiant une communauté dans la mesure où les intellectuels chrétiens qui écrivent et lisent ces textes sont bien peu nombreux à l'époque et où le sentiment d'appartenance large à l' ecclesia (en bon médiéviste, je préfère le latin!) s'exprimait par bien d'autres biais et symboles. N'empêche, l'hypothèse ne manque pas d'intérêt!
Pour les abréviations du plein Moyen Âge, attention de ne pas confondre le système abréviatif usuel et les notes tironiennes, plus rarement utilisées. A cette époque, évidemment, les abréviations étant héritées des modes abréviatifs romains (notamment en droit), on ne doit pas y voir du tout, c'est sur, de moyen d'identifier un groupe (par contre, l'écriture elle-même, héhé, je crois que ce serait bien le cas...). Les abréviations sont là pour 1. comprimer le texte et surtout 2. accélérer l'écriture posée non cursive: chaque lettre étant écrite, "calligraphiée" l'une après l'autre, ça devait prendre un temps fou: l'usage des abréviations permettait d'accélérer la copie, tâche pas amusante du tout...
D'ailleurs lorsque l'écriture deviendra totalement cursive, les abréviations disparaitront presque totalement.
En ce sens, on peut comparer avec les SMS: dans ces messages, chaque lettre est décomposée, comme "écrite" l'une après l'autre, avec un relatif inconfort (petit clavier, 9 à 12 touches seulement...) et par ailleurs, les textes doivent être courts, comprimés. Pour moi, le sentiment d'appartenance à une communauté est une conséquence apparue a posteriori à la suite de ces nécessités quasi-physiques!
Belle note, très stimulante!

17 février, 2005 19:27  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Un grand merci ! des commentaires comme celui-là ça vous coupe le souffle, et ça vous récompense pour tout le temps passé sur ce blog ! C'est peut-être la beauté des blogs : rapprochement inattendus entre cogitateurs d'horizons différents... Dans quelle conférence académique informaticiens et médiévistes pourraient-ils avoir de tels échanges ? Pourvu que ça dure, que les spammeurs ou le business ne tuent pas ce beau médium. Des vitamines pour la pensée...

18 février, 2005 11:21  
Anonymous Anonyme a écrit...

Passionnant! Et croyez bien que si je ne laisse pas de commentaires, habituellement, c'est que mes réflexions personnelles se placent bien en deçà des vôtres. Il demeure que depuis quelques semaines je ne loupe pas vos cogitations enrichissantes.

Sur ce thème néanmoins, il me semble que la notion de communauté du SMS est analytique et non explicite. Je veux dire par là que personne n'écrit de SMS pour appartenir à une communauté. La motivation reste le message et la volonté de communiquer en utilisant la langue que l'on suppose vulgaire, c'est-à-dire largement partagée.

Je rejoins la position de Zid concernant le caractère pratique de l'écriture "comprimée".

Il demeure, que votre analyse est un angle de vue brillant et intéressant à plus d'un titre. Il y a certainement une part de vraie dans votre exposé puisque c'est ainsi que vous avez vu les choses.

Après avoir emprunté les icônes, les cartouches, voilà que nous aurions également emprunté les nomina sacra aux scribes? Vite, allons voir ce que nous pourrions encore leur piquer, histoire de se faire du fric sur un brevet!

20 février, 2005 12:37  
Anonymous Anonyme a écrit...

Très intéressant. Notamment la théorie de la tribu. De l'abréviation au sobriquet il n'y a pas loin.
Soit dit en passant, j'utilise pour mes notes des abréviations que j'ai été ravie de retrouver ici : m surmonté d'un trait horizontal = même, c surmonté idem = comme... Je n'en connaissais pas l'origine mais cela va loin !

20 février, 2005 15:42  
Blogger Jean Véronis a écrit...

Fabounet > Ce qui est fascinant dans les blogs, c'est qu'on peut présenter les choses de façon un peu provocante, on peut lancer des pistes pour réfléchir, on peut lancer des débats, faire rencontrer des mondes inattendus... Toutes choses qui sont difficiles dans la publication scientifique traditionnelle. Je ne dis pas que l'un doit remplacer l'autre, mais les blogs fournissent un espace de liberté très propice à la pensée, à la créativité...

Qu'est-ce qu'on pourrait encore emprunter aux scribes? Le palimpseste peut-être. J'ai lu l'autre jour un joli billet de Martin Lessard, qui nous fait faire une de ces rencontres inattendues que j'adore...

Fuligineuse > Nos petits signes de prise de notes du lycée, le petit rond suscrit pour les finales en -ion, etc., remontent effectivement bien loin. Et le système n'est pas figé, on utilise aussi des emprunts plus récents, aux maths par exemple (le E à l'envers pour il existe, // pour parallèle, etc.). Mes étudiants intègrent maintenant les abréviations des SMS. Fascinant...

20 février, 2005 17:10  

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