Jean Véronis
Aix-en-Provence
(France)


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mercredi, janvier 12, 2005

Cerveau: Les rats multilingues

Quand l'ai vu l'annonce Reuters, j'étais sûr que ça allait partir en boucle dans les médias, et ça n'a pas loupé. Trop beau : les rats peuvent différencier les langues humaines ! On nous avait d'ailleurs déjà mis en boucle l'histoire des singes polyglottes il y a quelques années, mais tout le monde a oublié. Heureusement, ces boucles ne durent guère. La valeur ajoutée est d'ailleurs très faible : tous les médias reprennent purement et simplement la dépêche Reuters (voir CNN, Libération, Nouvel Observateur, etc., etc.). Ce serait trop compliqué d'analyser, de décortiquer, de commenter. Le titre fait vendre. Le développement ferait dépenser de l'argent... et fuir les lecteurs. Je l'ai déjà dit il y a quelques jours : vite publié, vite avalé, vite oublié. Du fast-food informationnel.

Retournons à la source. L'étude, menée par un équipe espagnole (Toro et al.), est paru dimanche dernier dans le Journal of Experimental Psychology. Aussitôt la nouvelle a été annoncée sur le site de l'American Psychology Association (APA), qui publie le journal en question. Sans doute est-ce la dépêche qui a été transmise à Reuters. On remarquera que Reuters gomme les éléments de prudence et de modération qui figurent à juste titre sur le site de l'APA :
  • They’re the third type of mammal shown to have this skill
  • The rats’ linguistic sophistication was limited.
  • Toro cautions that just because the rats share an ability with humans doesn’t mean they use it the same way.
On met un titre plus accrocheur et c'est parti. La boucle est lancée.

L'étude elle-même est intéressante. Comme le dit l'APA, elle se situe dans un courant d'étude qui montre que les mammifères partagent avec l'homme un certain nombre de capacités perceptives qui sont mises en oeuvre dans les traitements linguistiques. Franck Ramus (EHESS) et ses co-auteurs avaient déjà montré en 2000 que les singes tamarins pouvaient distinguer des langues dans certaines conditions, avec des performances analogues à celles des nouveaux-nés humains. Les résultats de l'équipe espagnole vont un peu plus loin, puisqu'ils semblent indiquer pour la première fois que des non-primates peuvent aussi faire des distinctions entre langues (ici le néerlandais et le japonais).

Bien que ce courant de recherche soit très intéressant et respectable, sa médiatisation outrancière n'amène rien de bon. Les rats ne sont pas multilingues, et ne partagent certainement pas de capacités linguistiques avec nous. La seule réaction de réserve que j'aie pu lire est celle parue sur le Language Log de Mark Liberman (une excellente référence, d'ailleurs, que je conseille vivement), sous forme de deux articles :
La méthodologie utilisée dans l'étude se base sur des phrases présentée à l'endroit ou à l'envers d'où le titre du premier billet. Les rats distinguent un peu mieux les signaux lorsqu'il s'agit de phrases présentées à l'endroit.

Beaver fait remarquer que les différences sont très ténues. Dans tous les cas, les rats répondent largement au hasard, et s'il existe un effet, il est très faible. Les rats ne distinguent pas les langues à 90% ou plus ! Rien qui justifie le déchaînement médiatique... J'ajouterais qu'on a ici un vice qui frappe bien des études en psychologie. On calcule des tests de significativité (ici le fameux F de l'analyse de variance), et on les présente sans autre forme de procès, en acceptant comme significatifs des résultats au seuil 0.05 (c'est-à-dire, grosso modo, en acceptant 5% de chances de se tromper -- voir par exemple mon cours de stats). Ce seuil est acceptable, et accepté, dans des études préliminaires sans grande conséquence. Il ne me paraît pas acceptable comme base d'annonces exceptionnelles, pour lesquelles il conviendrait de poser des seuils plus stricts (comme 0.01). Ici, j'accepterais volontiers qu'on parle d'effet faible, de tendance à vérifier, etc. mais pas plus. On observe bien un petit quelque chose, mais pas de quoi faire tourner les médias en boucle à travers la planète. Il faut continuer à travailler, et c'est la somme de tous ces travaux qui peu à peu forge notre intime conviction scientifique.

Au-delà des questions de méthode, quand bien même l'effet serait très significatif, que prouve-t-il ? Tout au plus que les mammifères partagent avec nous un certain nombre de capacités perceptives, qui sont mises en oeuvre par les humains dans la reconnaissance des langues. Rien de bien surprenant à cela. Les mammifères sont des animaux intelligents, proches de l'homme dans l'arbre de l'évolution, et ils partagent certainement avec lui bien des capacités auditives, visuelles et autres qui leur ont permis de survivre... Comme le dit Juan Toro lui même sur le site de l'APA, le fait que les rats puissent partagent certaines capacités perceptives avec l'homme n'implique pas du tout qu'ils les utilisent de la même façon. Et c'est là qu'est le tour de passe-passe médiatique : les rats ne distinguent pas des langues. Ils sont capables de reconnaître certains indices acoustiques présents dans les prhases qu'on leur présente. Ce n'est pas la même chose.

Des automates sont capables de faire aussi bien que les rats, et même beaucoup mieux. La détection automatique de la langue parlée est un thème de recherche important, qui a par exemple comme application l'aiguillage automatique des appels téléphoniques vers des opérateurs parlant la langue de l'appelant. Bien sûr, les gouvernements sont aussi intéressés à la technologie pour la surveillance des communications (on pense au réseau Echelon...). Voir le chapitre correspondant dans le Survey of the State of the Art in Human Language Technology (qui hélas commence à dater un peu)...


Pour en savoir plus :

Cole, R. (Ed.) (1996). Survey of the State of the Art in Human Language Technology. Chapitre 8.7. Automatic Language Identification [html]

Ramus, F., Hauser, M. D., Miller, C.. Morris, D. & Mehler, J. (2000) Language discrimination by human newborns and by cotton-top tamarin monkeys. Science, 288(5464), 349-351. [pdf].

Toro, J. M., Trobolan, J.B. a Sebastián-Gallés, N. (2005). Effects of Backward Speech and Speaker Variability in Language Discrimination by Rats. Journal of Experimental Psychology: Animal Behavior Processes, 31(1). [pdf]

1 Commentaires:

Anonymous Anonyme a écrit...

Il est à noter que certaines espèces d'oiseaux utilisent un langage sifflé très complexe, et qui varient d'une espèce à l'autre, voire d'un individu à l'autre. Les oiseaux sont donc capables de reconnaître de distinguer les langues étrangères (d'oiseau). Peut-on dire qu'il partage des capacités perceptives avec l'homme ?

Dans ce cas, cela signifierait que les reptiles partage sûrement ces mêmes capacités, puisqu'il sont "racine" évolutive des mammifères et des oiseaux (cf ici)

13 août, 2006 04:04  

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